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de plus furieux. Tristan et Yseult s’aiment avec rage, avec férocité. Quand ils marchent l’un sur l’autre à la fin du premier acte, c’est à croire qu’ils vont se dévorer. De plus, ces artistes allemands sont d’une stature ! A Bayreuth, M. Gudehus ou M. Vogl et Mme Sucher avaient l’air d’un couple de géans se livrant à des amours préhistoriques.

Berlioz appelait le prélude de Tristan « un gémissement chromatique. « C’est plutôt un rugissement. Il est bien, comme le disent MM. Soubies et Mallherbe, « l’épigraphe exacte, parlante, presque obligée de l’œuvre. » — « Quel fruit espérez-vous de cette violence ? » disait Œnone à Phèdre. C’est un peu le langage de la suivante Brangaine à sa maîtresse Yseult. Quel fruit ? Mais une sorte d’atterrement, d’anéantissement du spectateur par cette violence même. Violent, le prélude ; violente, la première scène entre Yseult et Brangaine. où Yseult, une demi-heure durant, chante moins qu’elle ne hurle, et ne décolère pas. Tristan paraît à peine (sur une ritournelle admirable d’ailleurs), qu’Yseult l’invective ; et lorsque tous deux, sur une autre ritournelle encore plus admirable que la première, ont bu le philtre, « la rage alors se trouve à son faite montée. » Rage d’amour, mais rage véritable. Yseult ne se contient plus. Il faut que Brangaine retienne sa maîtresse, et de toutes ses forces, pour l’empêcher de se ruer sur Tristan, que tout à l’heure elle voulait empoisonner. Je sais bien que la haine est voisine de l’amour. M. Prudhomme l’a dit. On a dit aussi que dans la pensée de Wagner le philtre n’est qu’une allégorie, un symbole qui voile, pour les besoins de la scène, une crise, une évolution des âmes. Des âmes ! Et des corps aussi, sans doute. J’en appelle à cette tempête musicale, à cet élancement frénétique de tout un orchestre en furie. L’effet est formidable, et les interprètes accentuent par la pantomime les intentions de la musique. L’amour allemand s’est accentué depuis Don Juan, depuis le cri de Zerline effarouchée. Yseult crie aussi, mais pas de peur. Quelle nature ! Après l’avoir entendue, et vue, une jeune personne « fort honneste » nous disait : « A Paris » jamais on ne m’aurait mené Voir cette pièce-là ! » Bien plus que la Valkyrie, plus peut-être qu’aucun opéra (pardon ! drame lyrique) de Wagner, Tristan est une œuvre d’excès, une œuvre pour ainsi dire toujours au paroxysme. Avec ces violences, quelles longueurs ! Le duo du second acte est de proportions terribles : assis, debout, puis encore assis, il dure près d’une heure. Mais de cette heure, nous nous rappelons au moins dix minutes absolument sublimes, dix minutes de calme, d’extase idéale. L’orchestre (et quel orchestre ! ) se pâme, se fond, tandis que les deux voix planent ensemble ; des cors résonnent la nuit sous les grands arbres, la nature est tout imprégnée d’amour, et du haut