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s’achèvera dans le transport de la passion victorieuse ; tel non plus le dernier duo de Roméo, où la mort même est douce, puisqu’elle fixe l’amour pour l’éternité. Ici, c’est la rupture entre deux âmes et par la faute de l’une d’elles. Faute légère, hélas ! Elsa n’a été coupable que d’un doute ; mais ce doute a suffi, ce nuage a voilé tout un ciel. Lohengrin ne montre pas de courroux ; il prévoyait la défaillance de sa bien-aimée, et l’excuse. Il s’afflige, mais ne s’irrite pas. Il semble que, dans sa prescience de demi-dieu, il ait pardonné d’avance à la faiblesse humaine l’incertitude de la joie et la fragilité de l’amour.

Un critique musical très distingué, deux critiques, veux-je dire, auxquels on doit l’un des plus sages parmi les innombrables livres écrits sur Wagner, ont dit très judicieusement de ce duo : « Qui sait si cet admirable duo d’amour n’emprunte pas justement à ce caractère de transition, à cette absence de parti-pris musical que nous signalions tout à l’heure, un attrait spécial, qui le fera toujours préférer par la majorité des auditeurs aux trois grandes scènes correspondantes de Tristan, de la Valkyrie et de Siegfried[1] ? »

Nous sommes de cette majorité d’auditeurs. Nous ne retrouvons ni dans le duo de la Valkyrie, ni dans le duo de Tristan, cette élévation du sentiment, et, au point de vue de la forme musicale, cette mesure, cette sagesse et cette raison. Exagérée déjà dans la Valkyrie, l’expression de l’amour, dans Tristan et Yseult, devient exorbitante.

La passion de Siegmund et de Sieglinde se complique d’un inceste, puisqu’ils sont frère et sœur, et la découverte de cette parenté ne refroidit pas leurs désirs. Il est vrai que les dieux du Walhalla, comme ceux de l’Olympe, ont peu de scrupules. Après le sublime dénoûment, dont l’analyse ne rentre pas dans notre sujet, ce qu’il y a de plus beau dans la Valkyrie, c’est le premier acte. Wagner est le seul musicien capable d’écrire un acte pareil ; on l’en félicite, et tout bas on s’en félicite un peu soi-même. Il semble qu’ici déjà le maître ait passé la mesure, qu’il ait pour ainsi dire fait violence à l’art. Cette violence, on la subit. On est entraîné par le mouvement irrésistible, par le torrent qui balaie tout sur son passage. On arrive au terme de la course émerveillé, mais brisé. On emporte du théâtre ou du concert une sorte de courbature intellectuelle. Étonnante musique, mais fatale au système nerveux, qu’elle surexcite et qu’elle ébranle. L’admiration ce va pas sans souffrance ; la perpétuelle ébullition de l’orchestre, l’opiniâtreté

  1. L’Œuvre dramatique de Richard Wagner, par Albert Soubies et Charles Malbarbe, 1 vol. ; Fischbacher, 1886.