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Le brindisi devenu populaire, et trop populaire, ne messied pas au souper d’une fille entretenue. Il a bien l’allure débraillée, la gaîté nerveuse et un peu factice qui règne parfois dans le monde interlope. Musique de viveurs, nous dirions presque de noceurs.

A côté de ces crudités, on goûte mieux certaines délicatesses : par exemple, la première rencontre de Violetta et d’Alfredo (quel nom ridicule ! ) dialogue à demi-mots et à voix basse, plein de réticences et d’hésitations, courant à fleur d’orchestre, d’un orchestre qui valse, comme valse trop souvent l’orchestre de Verdi, mais qui valse ici à propos. Charmante, la phrase du ténor, surtout à cette effusion : Di quell’ amor, quell’ amor che è palpito ; charmante aussi de légèreté, d’insouciant encore rieuse, la réponse de Violetta ; ici les notes piquées, les fioritures sont à leur place. Violetta, restée seule, a gardé dans l’oreille la cantilène d’Alfredo (décidément ce nom est impossible) ; elle la reprend à son tour au milieu d’un air mélancolique, premier avertissement d’amour. Puis, après un point d’orgue, deux, trois points d’orgue, hélas ! Eclate le traditionnel allegro de bravoure. Il est un peu vulgaire, mais il a le diable au corps. Toujours des points d’orgue, mais aussi des roulades justifiées, dramatiques même. Dans la coulisse murmure le chant d’amour, et les gammes brillantes de Violetta essaient de couvrir l’insinuante mélodie. Voilà bien la femme qui cherche à s’étourdir, qui sent le danger et veut étouffer la voix inconnue et redoutable. Cette fin d’acte est excellente.

Au second acte, le duo de Violetta, avec Germont, et l’adieu de Violetta à Alfredo sont des scènes fort touchantes. De quels bons sentimens fait preuve la pauvre fille dans ce duo dont la donnée est au moins singulière ! C’est au nom de sa fille à lui que Germont vient supplier Violetta de lui rendre son fils ; l’établissement de la jeune personne dépend, à ce qu’il parait, de la rupture. Voilà d’étranges argumens, et cependant la bonne créature en est touchée. Tout ce qu’elle chante dans ce duo montre son âme meurtrie et repentante. Sans glorifier son amour, sans le justifier autrement que par cet amour même, elle le défend tantôt avec douceur, avec humilité, tantôt avec fièvre, avec désespoir. Il faudrait citer ici presque toutes les phrases de Violetta, ses répliques aux admonestations de Germont. Cosi alla misera, che è un di caduta ! Quel beau cri de désolation, quel regret de l’irréparable déchéance ! Dans la phrase : Dite alla giovine ! que de générosité ; partout, quelle souffrance ! Ces mélodies italiennes sont belles, quand elles le sont, d’une beauté particulière ; elles ont quelque chose de vibrant et de vivant. On dirait qu’elles sortent sans effort, et toutes notées, de l’âme humaine.

Le vieillard s’est éloigné. Fidèle à sa promesse, Violetta veut