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Mais ce n’est pas la même chose. Il y a infiniment plus de cœur et d’honnêteté dans le livre de M. Dumas que dans celui de l’abbé Prévost. Armand Duval n’est pas, comme Desgrieux, un aigrefin et pire encore ; Marguerite Gautier n’est point la petite coquine qu’est Manon. Marguerite Gautier est le type d’une classe de femmes disparue, ou plutôt transformée, courtisanes ou filles entretenues, comme on les appelait, de noms plus emphatiques, mais plus relevés que ceux dont on les nomme aujourd’hui. L’auteur de la Dame aux camélias écrivait très justement en 1867 : « La Dame aux camélias ne pourrait plus être écrite aujourd’hui. Non-seulement elle ne serait plus vraie, mais elle ne serait même pas possible. On chercherait vainement autour de soi une fille donnant raison à ce développement d’amour, de repentir et de sacrifice. Ce serait un paradoxe… Ce n’est plus une pièce, c’est une légende ; quelques-uns disent une complainte. J’aime mieux légende. » — Nous aussi. — Cette légende de la courtisane généreuse, désintéressée, intelligente, et poitrinaire par-dessus le marché, cette légende des grandes amours irrégulières, des liaisons romanesques et touchantes, Verdi l’a mise en musique avec un rare bonheur. Il a fait cette fois, et peut-être cette fois seulement, avant Aïda et Otello, de la musique littéraire.

Quel anachronisme (imposé, dira-t-on, par les traditions du théâtre musical) d’affubler de costumes, tantôt Louis XIII, tantôt Louis XIV, les personnages de la Traviata ! La musique ne cesse de protester contre ce travestissement ; comme le drame, elle est toute moderne, elle est la musique d’une époque, d’une période de notre siècle ; elle répond à un sentiment passager, au besoin qu’éprouva le romantisme de réhabiliter la courtisane, de lui refaire par l’amour une virginité. Depuis, M. Dumas lui-même a changé de note, et le Demi-Monde a été, sinon la contrepartie, au moins la correction de la Dame aux camélias.

A tout le mal qui s’est dit, qui se dit encore de la Traviata, l’on peut répondre avec M. Hanslick, un Allemand pourtant, qu’il est plus aisé de railler les défauts de la Traviata que d’en imiter ou d’en surpasser les qualités. Musique italienne, soit ; trop de roulades, de points d’orgue ; orchestre souvent insignifiant, quelquefois brutal ; des platitudes, des vulgarités, j’admets tout cela, et « je vois ces défauts dont votre âme murmure, » mais je vois aussi la jeunesse, la passion, le cœur en un mot, et çà et là une grâce, une sensibilité exquises. Musique purement mélodique et chantante, mais dont le chant est parfois si pénétrant, la mélodie si touchante, qu’on ne demande rien de plus.

Le premier acte, par exemple, est très inégal ; on y citerait plus d’une page triviale. Mais cette trivialité même peut ici se justifier.