Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/334

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sauvagesse ne se laisserait-elle pas abuser par ces douces paroles ! Dans quel pays inconnu, dans quel air subtil a jamais soupiré pareille mélodie ! Sur le sein de quelles vierges sombres s’enivre-t-on de pareilles extases ! Le duo s’éteint languissamment, il meurt en soupirs de volupté et les deux voix s’évanouissent ensemble derrière les blondes mousselines, dont les bayadères voilent la retraite des époux.

Le voilà chez Meyerbeer, comme nous l’avons vu chez Gluck dans Armide, l’amour pour lui-même, pour lui seul, sans arrière-pensée de devoir ou de danger. Mais comme il est plus pénétrant, plus saisissant ici ! La différence énorme qui sépare, au point de vue de l’expression, la musique de Gluck et celle de Meyerbeer, ou plus généralement la musique ancienne et la moderne, s’analyse malaisément, mais un rapprochement pareil la fait bien sentir. Mille élémens se sont ajoutés à l’art : élémens de pensée et d’exécution. qu’étaient les paysages et les personnages d’Armide auprès de ceux de l’Africaine, auprès de cet exotisme des choses et des êtres ? Les figures musicales de Meyerbeer ont un relief, une couleur que n’eurent jamais au même degré celles de Gluck, ni peut-être celles d’aucun musicien de théâtre. Quant à l’orchestration, sans parler ni de l’harmonie, ni des chœurs, ni des récitatifs, il serait trop aisé d’en montrer chez Meyerbeer le développement colossal et les ressources infinies. Dans des œuvres comme les Huguenots, comme l’Africaine, quelle variété ! quel fond, quel arrière-plan, quel décor musical à chaque tableau ! En vérité, je ne sais pas, dans la littérature, de progrès comparable au progrès de cette forme toute moderne de la musique : l’opéra.


IV

Nous voici en présence des maîtres contemporains : Verdi, Wagner, Gounod. Au-dessous des grandes héroïnes que nous avons nommées, que nous nommerons encore, faisons une humble place à une pauvre fille. Elle ne fut ni une grande dame comme Valentine, ni une reine d’Orient comme Sélika ; mais une pécheresse, une égarée, una traviata. « Les penseurs et les poètes de tous les temps, a dit M. Dumas fils dans la préface de la Dame aux camélias, ont apporté à la courtisane l’offrande de leur miséricorde. » Un musicien ne la lui a pas refusée. Verdi, qui n’a pas voulu, nous disait-il un jour, écrire la musique de Patrie par mépris, presque par dégoût de Dolorès, a écrit, par pitié pour Marguerite Gautier, la musique de la Dame aux camélias. La Traviata, c’est la traduction musicale d’une œuvre qui marque une date dans la littérature d’amour. Ce genre, dira-t-on, avait déjà produit Manon Lescaut.