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alliance, sous ses auspices, de la Gloire et des Plaisirs (toujours avec des majuscules ! ).

L’œuvre de Lulli est presque entièrement dans ce goût, encombrée d’allégories et de cérémonies : pièce de gala ou de carnaval, où nous n’aurions guère à signaler qu’une scène vraiment belle : l’air de Caron : Il faut passer dans ma barque. Et c’est là une page, non pas d’amour, mais de haine. L’Orphée, l’Alceste, l’Armide de Gluck, voilà les premiers vrais drames d’amour.

On pourrait à Vienne, écrivait M. Hanslick en 1880, avoir atteint un âge respectable, sans avoir appris à connaître de Gluck autre chose que l’Iphigénie en Tauride. — A Paris, on peut avoir un âge raisonnable, sinon respectable, et n’avoir jamais vu représenter une seule œuvre de Gluck, même Iphigénie en Tauride. Il est tout simplement honteux que nul chef-d’œuvre du maître ne figure au répertoire de ce qu’on appelle en trois mots trop ambitieux : l’Académie nationale de musique.

En général, dans la musique de Gluck, ce n’est pas l’amour même qui est le plus et le mieux exprimé, mais les grands sentimens qui l’accompagnent : dans Orphée, la douleur, dans Alceste, le dévoûment, dans Armide, la haine, qui n’est souvent que l’envers de l’amour. Mais l’amour lui-même, et pour lui-même, on ne le trouve guère chez Gluck. La preuve en est que les duos de Gluck (et le duo devrait être le comble de l’amour) sont froids et traînans. Orphée, Alceste, Armide, parlent admirablement de l’amour, mais seuls. Les personnages de Gluck s’aiment surtout quand ils ne se voient pas. Cela tient à la conception de l’amour par Gluck, conception toute morale, toute psychique, dirait Bellac, où l’âme est tout, le corps, rien ou peu de chose. Le choix des sujets s’accorde avec cette donnée : Orphée, Alceste, sujets vertueux, conjugaux, tristes, où la tendresse ne se manifeste guère que par des larmes. Que voulez-vous ? Eurydice est morte et Alceste va mourir. Orphée, c’est l’amour qui survit à la mort ; Alceste, c’est l’amour qui l’affronte. Quant à Armide, drame où Renaud et Armide sont bien vivans, Gluck se le reprochait comme un péché de vieillesse. Un duo du cinquième acte, notamment, lui paraissait tellement passionné, que, pour l’avoir écrit, il craignait d’être damné. Cette moralité et cette chasteté caractérisent essentiellement le génie de Gluck. Elles étonnent et détonnent un peu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, où Gluck paraît un revenant du siècle précédent, un fils attardé des grands hommes sérieux et purs, amis de l’antiquité. En même temps que chez Gluck, mais tout autrement, la Grèce refleurissait dans une âme de poète, moins forte, mais plus charmante, moins chaste surtout, éprise de la grâce plus que de la grandeur antique, de Myrto plus que d’Alceste, et sensible aux faiblesses plus qu’aux