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pour produire des œuvres sensuelles comme Faust ou maladives comme Tristan et Yseult. Le domaine de l’âme, et celui-là seulement, était alors le domaine de l’art. Dans ces vieux airs, aussi peu de recherche que de sensualité ; de nobles mélodies et des harmonies fortes, voilà tout. Mais partout la tristesse, partout les peines sans les joies de l’amour. Sous le ciel italien, toujours la mélancolie, parfois le désespoir. Dans ce recueil, on trouverait à peine un sourire, l’aimable arietta de Lotti : Pur dicesti, o bocca, bocra bella ! à peine une page joyeuse, un air de Carissimi : Vittoria ! vittoria ! Encore n’est-ce laque le chant de délivrance d’un cœur qui n’aime plus, étrange préface à ce martyrologe amoureux !

Tout le long de ce volume, en vain la poésie tente de sourire, la musique ne veut pas être consolée. Voici les paroles d’un air de Cesti (1620-1669 ? ) : « Autour de mon idole, respirez, respirez, brises suaves et douces ; et sur ses joues charmantes[1] baisez-la pour moi, courtois petits zéphirs. Mon bien suprême repose ; entourez-le, songes aimables, et lui révélez mon ardeur secrète, ô fantômes d’amour ! » Il n’y a pas là de quoi se désoler ; pourtant la mélodie est triste à mourir. Mais la belle et fière tristesse ! Comme le style est bien du grand siècle où tout se sentait et s’exprimait noblement ! Plus amère encore est une mélodie d’Antonio Caldara (1671-1763). Voici ce que chantait un compatriote, sinon un contemporain de Véronèse, entre le double azur de la mer et du ciel vénitien : « Comme un rayon de soleil doux et serein repose sur les flots tranquilles pendant que la tempête se tient cachée au sein profond de la mer ; ainsi quelquefois un sourire fleurit la lèvre de contentement et de joie, pendant qu’au plus profond de lui-même le cœur blessé se torture et se martyrise. » Ici la tristesse des paroles n’approche pas de celle de la musique. La mélodie est parmi les plus belles du recueil. C’est une sorte de Ich grolle nicht[2] moins exaspéré, mais non moins désespéré. Sur des accords répétés lentement se posent des notes basses, appuyées, s’enfonçant comme s’enfonce la douleur dans l’âme. Leur intensité s’accroît par leur gravité même, et chaque accord de l’accompagnement les fait pénétrer davantage.

Voici Pergolèse, avec un air peu connu, je crois. Une 6œur de Zerbine, de la servante maîtresse, un peu moins délurée seulement, chante ainsi : « Si tu m’aimes, si tu soupires pour moi seule, gentil berger, je souffre de tes souffrances et j’aime ton amour. — Mais si tu penses que je doive en retour n’aimer que toi seul, Oh ! alors,

  1. Guance elette, littéralement joues choisies, d’élite, est intraduisible.
  2. Célèbre lied de Schumann.