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situation qui pouvait devenir périlleuse, et M. Chamberlain a effectivement réussi dans sa mission. Un traité a été signé avec le gouvernement de l’Union, il a même été accepté à Londres ; le président Cleveland, à son tour, avant de le ratifier, a dû le soumettre au débat de Washington, et le sénat, dont la majorité appartient au parti républicain, a repoussé le traité. C’est là le fait tout simple, apparent ; au fond, c’est une question tout électorale. Les républicains du sénat ont voulu, par un calcul de parti, se donner l’air d’être les protecteurs de l’intérêt national, qui aurait été, selon eux, sacrifié. Ils ont cru de plus s’assurer l’appui des Irlandais dans l’élection prochaine, eh rejetant un traité négocié par M. Chamberlain, l’allié du ministère conservateur anglais dans la campagne contre l’Irlande. Peut-être ont-ils cru utile à leur cause de réchauffer les passions annexionistes parmi leurs compatriotes, toujours portés à tourner des regards de convoitise vers le Canada. De toute façon, c’était un coup assez perfidement porté à la candidature du président, de M. Cleveland. M. Cleveland ne s’y est pas mépris ; il a parfaitement démêlé le jeu de ses adversaires, et c’est ici qu’on peut voir comment un simple intérêt électoral peut décider des plus singulières évolutions.

Qu’a fait effectivement M. Cleveland ? Il n’a songé qu’à déjouer la tactique des républicains. On ne veut pas du traité de conciliation, qu’à cela ne tienne ! Par un nouveau message adressé au sénat et en même temps à la chambre des représentans, le président a pris lui-même l’initiative de tout un système de représailles à l’égard du Canada : représailles au sujet des pêcheries ; représailles au sujet des marchandises canadiennes, qui ne passeraient plus en franchise par le territoire de l’Union. Encore le président assure-t-il que par ses mesures il ne fait que la moitié de son devoir, ce qui est une sorte de satisfaction donnée aux annexionistes. A l’attaque dirigée contre lui, M. Cleveland a riposté sans scrupule au risque de paraître se désavouer, en proposant la guerre, après avoir la veille proposé la paix. L’essentiel pour lui était de reprendre ses avantages devant les électeurs, et il aura probablement réussi. Le sénat, à son tour, a senti le coup, et il a hésité d’abord avant d’entrer dans la voie des représailles qu’on lui ouvrait. Pour le moment, en fait de tactique, républicains et démocrates sont à deux de jeu. On en est là. Où cela conduira-t-il maintenant ? Il est certain que dans d’autres conditions, les rapports de l’Union américaine avec le Canada ne tarderaient pas à s’aigrir, à devenir peut-être périlleux, et que l’Angleterre elle-même pourrait se sentir offensée de procédés aussi sommaires. C’est une crise imprévue à passer. Vraisemblablement, cependant, rien ne se décidera avant le scrutin présidentiel. L’Angleterre comprendra que tout cela est une affaire d’élections, et elle attendra sans impatience un moment plus favorable pour reprendre une négociation qui est, après tout, dans