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négocier encore avec le chancelier d’Allemagne, qui l’attendait tranquillement dans sa retraite lointaine ? Manifestement M. Crispi ne pouvait aller à l’ordre ou en consultation à Friedrichsruhe sans les raisons les plus sérieuses, les plus pressantes. — Aussitôt les imaginations sont parties, et pendant quelques jours il a été avéré que les résolutions les plus graves étaient nécessairement en délibération à Friedrichsruhe, que de cette visite allait pour le moins sortir la guerre, — qui sait ? peut-être à l’occasion de Massaouah. C’était vraiment aller un peu vite. Que dans cette entrevue, recherchée sans doute par M. Crispi plus encore que par M. de Bismarck, on ait parlé de bien des choses, de l’état de l’Europe, de la triple alliance, de Massaouah, des rapports avec la France ; qu’on se soit aussi plus particulièrement entretenu des conditions dans lesquelles doit s’effectuer le prochain voyage de l’empereur Guillaume II à Rome, voyage auquel le cabinet italien attache un grand prix, tout cela est possible. Ce ne serait probablement pas se tromper beaucoup cependant de croire ou de supposer qu’il n’y a eu aucune résolution menaçante pour la paix à Friedrichsruhe, que si M. Crispi est arrivé avec des ardeurs belliqueuses, il a dû repartir toujours encouragé dans son mauvais vouloir pour la France, mais calmé dans ses impétuosités, qu’enfin, après comme avant, l’affaire de Massaouah reste ce qu’elle est, un assez médiocre incident.

Le malheur de M. Crispi est de faire beaucoup de bruit pour rien, de croire qu’il se donne de l’importance par une diplomatie violente et agressive. Il ne cesse de répéter, il fait dire ou il laisse dire que c’est la France qui a suscité cette querelle de Massaouah, qui voit d’un œil jaloux l’extension de l’Italie dans la Mer-Rouge. C’est une tactique qui ne trompe personne, pas même ceux qui ont l’air de se laisser abuser. S’il est un fait évident, au contraire, c’est que la France y a mis tout le calme possible, qu’elle s’est bornée à maintenir avec la plus imperturbable modération le droit international, qu’elle n’a jamais eu la moindre envie de contester à l’Italie cette conquête de la Mer-Rouge, qui coûte assez cher aux soldats italiens, qui encore aujourd’hui ne laisse point d’être un embarras pour le cabinet de Rome. Qui donc a grossi et envenimé cette question susceptible d’être, réglée par les plus simples explications de cabinet à cabinet ? Qui en a saisi les puissances par des notes retentissantes et acrimonieuses ? M. Crispi a une singulière façon de traiter les affaires et de raisonner. Si le gouvernement italien a dénoncé un traité de commerce qui devient aujourd’hui difficile à renouveler, c’est que la France avait pour sûr l’intention de le dénoncer ! Si l’Italie va dans la Mer-Rouge ou convoite Tripoli, c’est que la France, qui n’y a jamais songé, veut y aller ! Si l’Italie signe des traités d’alliance, c’est que la France menace la paix ! Avec cela on fait du bruit, on est ou l’on paraît être