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grands hasards. A son retour d’Italie, nous le retrouvons près de Nuremberg, assis à l’ombre d’un buisson et donnant la chasse à la vermine qui le ronge. Il prenait facilement son parti de tout. Les hommes d’alors aimaient à jouir, mais ils ne craignaient pas de pâtir.

Quelques mois après, à l’âge de vingt-cinq ans, il obtenait un emploi dans la chancellerie de Wolgast, où Philippe Ier, duc de la Poméranie occidentale, avait établi sa résidence, et la nuit comme le jour il était par voie et par chemin. Il se trouva bientôt mêlé à d’importantes affaires. La ligue de Smalkalde avait été vaincue à Muhlberg ; les chefs du parti évangélique, l’électeur de Saxe et le landgrave de Hesse, tombes aux mains de Charles-Quint, étaient traités en prisonniers de guerre, et Charles avait dit au landgrave, en le menaçant du doigt : « Je t’apprendrai à rire ! » Les cours de Wolgast et de Stettin étaient fort inquiètes. Les deux ducs de Poméranie s’efforçaient de rentrer en grâce auprès du vainqueur, de lui démontrer qu’ils n’avaient pris aucune part à la ligue ni prêté aucune assistance aux protestans. Sastrow accompagna l’ambassade qu’ils lui dépêchèrent et qui le rejoignit à Augsbourg, où il allait tenir sa diète. Selon sa coutume et sentant les difficultés de sa situation, il n’abusera pas de sa victoire. Il se propose de rétablir la paix religieuse en Allemagne, de donner satisfaction au pape sans réduire au désespoir les disciples de Luther. Malheureusement, son fameux Intérim sera encore une cote mal taillée et ne contentera personne, ni les partis ni lui-même. Sa paix religieuse ne sera qu’une demi-paix et sa joie qu’une demi-joie. C’est la malédiction qui pèse sur lui. Mais plus sage que le père de Sastrow, il a appris, sans avoir lu Hésiode, que quand on n’a pas le tout, il faut savoir se contenter de la moitié.

Sastrow a consacré à la diète d’Augsbourg le plus beau chapitre de ses mémoires, le plus gras, le plus coloré. Des horreurs et des magnificences, des tragédies, des actions violentes dans un décor splendide, voilà le XVIe siècle : il aimait passionnément les contrastes. Jamais on n’eut l’imagination si chaude et des nerfs si résistans ; on avait besoin d’émotions aiguës pour se sentir vivre ; les cruautés servaient d’épices aux fêtes de l’esprit, d’assaisonnement aux joies de la chair. Électeurs et leur suite, ducs, margraves, comtes, cardinaux, barons, abbés de marque, l’Allemagne tout entière était accourue à Augsbourg pour y saluer le maître, le triomphant empereur. Chacun avait amené sa femme ou sa maîtresse, et on rivalisait de luxe et de faste. Cependant, dès le lendemain de son arrivée, dans les derniers jours de juillet 1547, au débotté, sa majesté impériale avait fait dresser devant l’hôtel de ville un gibet, à côté du gibet l’estrapade, vis-à-vis de l’estrapade un échafaud pour la roue, la décollation, la strangulation, l’écartèlement, et escrocs ou voleurs de grands chemins, lansquenets qui avaient tenu