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Après avoir dit adieu à son procureur, il passa quelques semaines à Pforzheim, dans la chancellerie du margrave Ernest : encore une maison maigre, et le chancelier était le plus morose des docteurs en droit. Les ratures lui faisaient horreur. On avait beau gratter si proprement qu’elles étaient invisibles, en plein midi il allumait une chandelle, passait devant la flamme l’acte sur peau de vélin, découvrait le défaut et déchirait. Sastrow quitta bien vite son chancelier morose et partit pour Worms. Il y connut la faim, la soif, la misère noire. Ce fils du riche bourgeois de la rue de la Passe portait sur lui toute sa fortune : deux chemises, une rapière et 6 florins, et ses chausses lui tombaient sur les talons. A l’heure où l’on dîne, il achetait pour un pfennig de pain, qu’il mangeait près d’une fontaine. Le soir, pour un kreutzer, quelque gargotier l’autorisait à dormir sur un banc. Il vendit l’une de ses chemises. Il allait au Rhin laver celle qui lui restait et attendait au soleil qu’elle fût sèche.

Tout à coup la scène change. Le 9 juillet 1545, il entre comme scribe chez Christophe de Loewenstein, receveur de l’ordre de Saint-Jean. Chargé par les chevaliers de Malte d’encaisser les redevances de leurs commanderies dans la haute et la basse Allemagne, il en avait sept pour sa part et huit chevaux à l’écurie. Une grande route passait devant son opulent château, où lansquenets et reitres faisaient toujours une étape, certains d’y trouver à toute heure le couvert mis et d’y savourer de succulens morceaux copieusement arrosés. Christophe de Loewenstein avait acquis ses bénéfices par sa bravoure au siège de Rhodes, et il était resté homme de guerre. Il entretenait à demeure une concubine ; il la choisissait jolie, l’habillait, la parait ; quand il voulait se rajeunir, il la mariait à l’un de ses piqueurs et en prenait une autre. Son chapelain, de principes peu rigides, s’arrêtait toujours dans la cuisine en allant à la chapelle. — « Seigneur Jean, lui disait-on, osez-vous bien manger avant d’aller dire la messe ? — Bah ! répliquait-il, notre Sauveur a raison des verrous, ce n’est pas la soupe qui l’arrêtera. » Sastrow se refit bien vite dans ce lieu de délices. Une épée à bouterolle d’argent, une bague d’or au petit doigt le transformèrent en damoiseau : « Ma piètre figure de Worms subit une métamorphose complète ; je pris beau poil et fus capable de plaire. « Il plut tant à l’une des concubines du commandeur, qu’elle lui fit d’obligeantes avances ; ce Joseph ne laissa point son manteau dans les mains de la tentatrice : « Les mœurs déréglées des chevaliers de Saint-Jean risquaient de me conduire en enfer beaucoup plus vite qu’en paradis ; l’argent gagné à ce service ne pouvait me porter bonheur, mieux valait le dépenser sur les grandes routes. » Il partit, se rendit à Rome, pour aller recueillir le mince héritage d’un de ses frères qui venait d’y mourir, et, chemin faisant, il courut de