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accident il avait perdu son nez, s’il l’avait laissé chez les Français. « Oh ! que nenni ! » répondait-il ; et d’un air riant il contait son aventure, comblant de bénédictions Sa Majesté impériale. »

Pour vivre et pourvoir aux frais de son apprentissage de scribe, Barthélémy Sastrow, qui ne recevait plus rien de ses parens, dut s’engager comme domestique chez un procureur. Il mettait le couvert, balayait, versait les eaux grasses, allait au marché, le panier au bras, pompait l’eau pour la lessive ; la pompe était-elle gâtée, il remplissait l’office de fontenier. Selon les idées du temps, il n’y avait là rien d’humiliant. Comme le rappelle l’auteur d’un livre original et nourri d’informations curieuses sur la jeunesse de Calvin, on trouvait alors dans tous les collèges des domestiques admis à suivre les cours en échange de leurs services, et parmi eux quelques grands savans, y compris Ramus[1]. Mais les servitudes ne sont pas toutes également dures, et tous les maîtres ne se ressemblent pas. Le procureur Engelhardt, chez qui entra Sastrow, avait pour femme une mégère, aussi acariâtre qu’avaricieuse. Elle pleurait la vie à son mari, lui ôtait le verre des mains, et nourrissait tout son monde de bouillon clair et de bouillie d’avoine. Les gobelets où elle versait la bière et le vin étaient de la contenance d’une mangeoire de pigeon. En revanche, on avait l’eau à discrétion.

La peinture que fait Sastrow de cet étroit et disgracieux intérieur ne ferait pas mauvaise figure dans un chapitre de Gil Blas. Ce qui l’aidait à patienter, c’est qu’il se flattait de sortir riche de cette maigre maison. Il grossoyait sans relâche, rédigeait force requêtes à l’empereur ou aux princes pour les juifs de Souabe et du Palatinat, qui payaient grassement : « Notre maître nous laissait faire, mon compagnon de servitude et moi. Il savait que nous n’étions pas d’humeur à besogner gratis. Aiguillonnés par l’espoir du gain, nous prenions même sur notre sommeil. Nous avions aussi le pourboire des cliens contre la promesse de ne pas négliger leur affaire. Les recettes se versaient dans une solide boite de fer, vissée à la fenêtre de l’étude ; le docteur Engelhardt en gardait la clé. Notre évaluation portait ce trésor à cent couronnes au moins. Quelle joie de se le partager ! Or, quand il sut que je le quittais, le procureur vint à l’étude, ouvrit en notre présence la botte et la vida. Oh ! l’admirable collection de couronnes, de florins, de batzen, de gros, de pièces de Schreckenberg et d’autres belles monnaies tant allemandes que welches ! M. Engelhardt me donna une couronne, une seconde à mon camarade et empocha le reste. Stupéfaits, consternés, ahuris, nous le vîmes s’éloigner avec le fruit de nos veilles et de nos sueurs. »

  1. La Jeunesse de Calvin, par Abel Lefranc. Paris, 1888 ; Fischbacher.