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Rome de Paul III. Plus tard de délicates missions lui furent confiées et lui fournirent l’occasion de traverser plus d’une fois toute l’Allemagne. Il avait vu le fameux champ de bataille de Muhlberg, la fastueuse diète d’Augsbourg, Charles-Quint, le roi Ferdinand, le duc d’Albe, le seigneur de Granvelle, tous les princes et les électeurs de l’empire, et il avait eu l’honneur de boire avec le plus grand buveur de son temps, le duc Frédéric de Liegnitz, à qui Charles-Quint reprochait de donner l’ivrognerie allemande en spectacle à ses Espagnols. Cet intrépide videur de brocs et de tonneaux était fort érudit, aimait à disserter ; l’instant d’après, il roulait sur le parquet, et ses gentilshommes l’emportaient. Deux étudians, retournant chez eux, s’arrêtent à Liegnitz pour y déjeuner et entonnent une chanson. Le duc, qui était entre deux vins, les entend, les fait appréhender au corps, conduire hors de la ville et décapiter. Le lendemain, avant de recommencer à boire, il va se promener à cheval avec ses conseillers ; arrivé sur le lieu du supplice, il aperçoit du sang et s’informe. On lui apprend que la veille il a condamné deux étudians à mort. Tout étonné, il demande : « Qu’avaient-ils donc fait ? »

Sastrow avait de bons yeux. Il nous décrit avec une égale précision le carrosse blanc envoyé par le duc de Mantoue à sa fiancée, et où partout l’argent remplaçait le fer, les quatre jumens blanches qui le traînaient et « dont le fondement était garni de trois anneaux d’argent, » le cocher vêtu de soie blanche qui les conduisait, et peu après des scènes de sang et de meurtre, des lansquenets mourant de leurs blessures le long des chemins, des cadavres de paysans dont une troupe de chiens se disputaient les entrailles, des reitres hongrois qui coupaient aux enfans les pieds et les mains, et les arboraient à leur chapeau en guise de panache, des Espagnols « creusant en Wurtemberg des miches de seigle, fientant dans la croûte et se torchant avec la mie, » des femmes et des filles essuyant les derniers outrages, des hommes qu’on torture pour leur faire dire où ils ont enfoui leur trésor. Il ne s’arrête pas longtemps à gémir sur ces horreurs. Dur à lui-même et dur aux autres, il est de son siècle, qui ne se piquait pas d’avoir le cœur sensible. Après avoir cheminé sur des routes jonchées de cadavres, la fortune lui rit et il fait bombance : « Nous nous arrêtâmes dans un village, au milieu de riches prairies. Il y avait là une belle maison de gentilhomme, et dans la cour, sur un char, deux tonneaux d’un vin exquis. Chapons, grues, faisans couraient de toutes parts. Quel massacre 1 et que nous eûmes vite fait de plumer, de rôtir tout ce gibier ! La vue de notre abondance attira le duc de Liegnitz ; nous l’invitâmes. » Et au risque de scandaliser Catherine et Amnistie, il ajoute que deux ribaudes, en magnifiques robes de soie, lui tinrent compagnie et qu’il n’eut qu’à se louer de leur complaisance. Mais s’il faisait quelque cas des ribaudes, ce bourgeois fier d’être bourgeois ne