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s’approprier d’autres pièces d’argent et d’autres morceaux de jambon, mais il le fit sachant du moins qu’il avait tort, et talonné par la faim ou entraîné par les mauvais exemples, qui ne manquent jamais dans une armée en campagne. La leçon n’avait pas été perdue pour lui ; il en garda un sentiment plus net du bien et du mal. Que pourrait-on souhaiter de plus, dans une épreuve semblable, à un grand esprit ?

La peur physique des balles lui passa assez vite, et il devint un de ces soldats patiens et opiniâtres qui font la force de l’armée anglaise. Il allait ici ou là, faisait ceci ou cela, selon qu’on lui commandait, et aurait donné cinquante vies, s’il les avait eues, sans songer à reculer, quand son capitaine lui avait dit de rester où il était. L’un des traits qui frappent dans ses Mémoires, c’est combien peu il se demandait la raison des ordres qu’il recevait, et à que point ses camarades et lui-même ignoraient pourquoi ils allaient à droite ou à gauche, se battaient ou ne se battaient pas. En voici un exemple pris au hasard. Ils s’étaient emparés de Buenos-Ayres. Ils abandonnèrent la ville après un combat malheureux dans les rues, se rembarquèrent avec un air de défaite et de honte, et ce fut bien plus tard que les soldats apprirent qu’une convention était intervenue au moment où ils attendaient l’ordre de reprendre l’offensive et de venger leur échec.

La modestie est un autre trait du caractère de Lawrence. S’il ravagea des cœurs, il ne s’en vante pas, chose rare chez tous les hommes, et particulièrement rare chez les militaires, qui considèrent l’obligation d’être irrésistibles comme une des charges de l’uniforme. Une seule fois, à Montevideo, on lui offrit « une fortune » s’il consentait à épouser une Espagnole qui était évidemment jeune et belle, et dont le père avait des étriers d’or massif « pesant au moins une livre. » Ce père se promenait avec ses étriers d’or aux environs des corps de garde anglais, emmenait les soldats au cabaret, et tâchait de leur persuader, après boire, d’épouser sa fille. Il jeta son dévolu sur Lawrence, sans doute à cause de l’inexpérience que laissait supposer son extrême jeunesse. Il le régalait sans cesse et lui donnait même de l’argent. Jamais conteur n’eut plus joli canevas pour broder des aventures romanesques. Telle est la modestie de Lawrence, aidée, il faut bien le dire, par l’absence complète d’imagination, qu’il ne nous dissimule pas qu’il ne vit jamais la belle Espagnole, et que tout son roman se borna à des séances chez le marchand de vin avec le vieux gentleman. Il eut si peu la tête tournée, qu’il ajoute à propos du père une réflexion d’une extrême justesse : « Je crois, dit-il, qu’il ne tenait pas à moi plutôt qu’à un autre pour épouser sa fille, pourvu qu’il pût persuader quelqu’un. » L’histoire eut un dénoûment ridicule. Un jour que le