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ses souvenirs, et son secret serait mort avec lui, si son éditeur ne l’avait trahi dans la préface.

Entre la somnolence générale des esprits dans son village et l’impossibilité pour les siens d’avoir une autre pensée que de ne pas mourir de faim, l’âme de William Lauwrence se conserva fraîche aux impressions de tous genres et pure d’opinions de seconde main. Dans tout le comté de Dorset, on n’en eût pas trouvé une plus neuve que ne l’était la sienne, le jour où il s’enfuit de chez un patron brutal en lui volant une pièce de 7 shillings et trois livres de jambon. « Je pensais, dit-il pour toute excuse, que cela pourrait m’être utile. » Sans remords et sans projets, il erra quelque temps, éprouvant, comme J.-J. Rousseau lors de ses immortels voyages à pied à travers les Alpes et la France, que la jeunesse peut se confier sans crainte aux grandes routes. Le hasard s’intéresse à elle et toujours la tire d’affaire. C’est tantôt une connaissance improvisée, tantôt une aubaine imprévue, un hôte ou une hôtesse charitables ; c’est le bon Perrottet de Lausanne pour Rousseau, c’est la bonne dame du Cheval et du Palefrenier pour William Lawrence. Mais il faut être jeune. Personne ne s’intéresse à un vieux vagabond.

Pour être un parfait vagabond, il faut aussi jouir à plein cœur de ce qu’on voit, de l’air qu’on respire, de l’oiseau qui chante et de l’appétit qui vient ; en un mot, il faut avoir un grain de poésie. William Lawrence n’était rien moins que poète. Le paysage ne le touchait en aucune façon. Il n’ignorait pas qu’il existait des « beautés » de la nature, mais ces beautés étaient représentées, pour lui, par ce qui est bon à manger. Un arbre fruitier, une poule, un champ de fèves, voilà ce qui charmait ses yeux. Dans ces conditions, il eut vite assez du voyage à pied, et songea à se faire soldat. Il s’en ouvrit à un brave homme qu’il avait rencontré à l’auberge. Le brave homme lui offrit complaisamment de le conduire à un régiment de sa connaissance, où l’on donnait 16 guinées de prime aux recrues. Le chiffre éblouit Lawrence. Ils allèrent ensemble chez le colonel, qui donna 2 guinées au racoleur, 2 1/2 à Lawrence, et le voilà enrôlé. C’était tout ce que valait ce petit malheureux ; il avait quinze ans !

Cinquante ans plus tard, quand il songeait à la visite au colonel du 40e d’infanterie et aux deux guinées, il déclarait qu’il avait fait une sottise en quittant son patron. C’était, à la vérité, un homme difficile, mais les grenadiers français étaient encore pires. Dès sa première campagne, Lawrence s’aperçut qu’il « avait affaire à beaucoup d’hommes encore plus difficiles que son ancien maître. » Il reconnut aussi que la carrière militaire a était peut-être plus