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en enfonçant dans la terre des ramuscules arrachés au grand arbre ; pas plus qu’on ne fait pousser des hommes si l’on fiche dans le sol des débris humains. Interprété par l’histoire, le mot décentralisation signifie la décomposition, la désagrégation dernière des atomes, c’est-à-dire la mort des grands organismes qu’on nomme des nations.

Lord Randolph Churchill est demeuré à peu près étranger à ces deux lois : on doit l’en féliciter. Il emploie son action indépendante à assainir les bureaux, à répandre les vrais principes de l’hygiène administrative et politique. Dans les hôpitaux, depuis dix ou quinze ans, on a sauvé plus de malades avec l’air pur et l’acide phénique qu’avec la vieille thérapeutique ; lord Randolph applique aux choses gouvernementales la méthode de Lister, et il cautérise, là où l’acide phénique ne suffit pas. Récemment encore, il était à la tête de ceux qui ont réclamé une enquête sur les agissemens du Metropolitan board of works, soupçonné de pratiques scandaleuses. Son influence est grande, bien qu’elle n’ait rien d’officiel. L’autre jour, comme on réorganisait l’antique municipalité de Londres, un amendement radical mit en question la juridiction du lord-maire et de ses délégués, et l’étrange pouvoir que possède le vote d’une réunion de négocians pour conférer à son élu des attributions judiciaires. M. Smith paraissait assez disposé à prendre sous sa protection cette vieillerie irrationnelle et démodée, qui n’étonnait personne au temps de Dick Whittington et de son fameux chat, mais qui surprend au XIXe siècle presque autant qu’un chevalier du moyen âge rencontré sur la place de l’Opéra en dehors du carnaval. Lord Randolph prend la parole, approuve l’amendement ; son leader change d’avis, on vote, et le lord-maire cesse de juger. Comme président de la commission chargée d’examiner l’état réel des ressources défensives de la nation, lord Randolph a la main sur le pouls de l’Angleterre ; il est l’arbitre de ceux qui l’ont fait sortir du cabinet. Cette situation rappelle un peu celle de Gambetta dans la chambre française, avant et après son ministère. Mais Gambetta s’appuyait sur une coterie parlementaire, sur une poignée de bruyans et ambitieux camarades. Lord Randolph est soutenu, hors du parlement, par les masses conservatrices.

Les tories se décideront-ils avant longtemps à investir du pouvoir effectif le seul homme populaire de leur parti ? Je ne me charge pas de rien prédire à cet égard. On continue à adresser beaucoup de reproches au brillant député de Paddinglon[1] : deux, principalement, dont l’un vise son caractère, l’autre touche à ses

  1. La circonscription rurale de Woodstock n’existe plus. Lord Randolph représente aujourd’hui le quartier de Londres où il habite.