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entier à la tâche délicate qui lui incombait. Ses avis et ses critiques avaient d’autant plus d’autorité qu’il n’était pas exposé à donner la mesure de son talent, qu’il demeurait en dehors de toute coterie littéraire, de toute polémique personnelle, qu’on ne pouvait ni le critiquer ni le juger. Le Times résumait plus tard son rôle en quelques lignes :

« M. Delane n’a jamais été un écrivain. Il n’a jamais tenté d’écrire quoi que ce fût en dehors de ses rapports et de sa correspondance. Il avait sous ses ordres un nombreux état-major de rédacteurs ; c’était à eux d’écrire, à lui de les diriger. Ce fut un immense avantage pour le Times d’avoir comme directeur un homme compétent, qui, ne se dépensant jamais en articles, garda sa tête libre et son temps disponible pour la tâche spéciale qui lui incombait exclusivement. »

Il est d’ailleurs de tradition au Times qu’un rédacteur ne peut écrire plus de deux, au maximum trois, éditorials, articles de fond, par semaine, sans s’user rapidement. Chacun de ces articles est payé d’ordinaire 250 francs. Le journal en publie trois d’ordinaire par numéro.

Le succès prodigieux du Times, surtout ses grandes dimensions, que doublaient encore de fréquens supplémens, n’étaient pas sans éveiller de l’autre côté de l’Atlantique une assez singulière jalousie. Les Américains se résignent difficilement à se laisser dépasser dans tout ce qui est du domaine de l’étendue, de l’espace ou de la vitesse. Il semble qu’on empiète sur un terrain qui est leur. Dès 1845, stimulés par l’exemple du journal anglais, dont le format s’élargissait chaque année, ils s’ingéniaient à le dépasser, inaugurant l’ère de ces feuilles gigantesques que Bennett, du New-York Herald, avait plaisamment qualifiées de blanket sheels, draps de lit. En 1850, le Courier and Enquirer, l’un des plus grands de ces journaux, « mesurant 64 pouces carrés de plus que le Times, » se vanta d’avoir battu le journal anglais et de donner plus de texte que lui à ses lecteurs. Cette assertion, qui intéressait vivement, paraît-il, l’amour-propre des Américains, provoqua une enquête minutieuse. Le colonel Webb en fut chargé, et déclara l’affirmation inexacte. Il résulta, en effet, du calcul très compliqué auquel il se livra, que le numéro du Times contenait 720,768 m, et celui du Courier and Enquirer, de même date, 714,355. Le 1er janvier 1851, le Courier, qui n’entendait pas rester sous le coup de cette défaite, élargissait encore son format en tous sens et atteignait le chiffre de 1,338,863 lettres, près du double du Times.

On devait aller plus loin encore. Le 4 juillet 1859, George Roberts publiait à New-York le premier numéro d’un journal