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effet, n’a rien inventé et n’invente rien. Tous les progrès humains ou presque tous se rapportent à des noms propres, à ces hommes hors cadre que le principal ministre du second empire appelait « des individualités sans mandat. » C’est par « les individualités sans mandat ; » que le monde avance et se développe : ce sont ces sortes de prophètes ou d’inspirés qui représentent le ferment de la masse humaine, naturellement inerte. Toute collectivité hiérarchisée est d’ailleurs, incapable d’esprit d’invention. Toute la section de musique de l’Académie des Beaux-Arts ne pourra produire une sonate acceptable ; toute celle de peinture, un tableau de mérite ; un seul homme, Littré, a fait son dictionnaire bien avant les quarante de l’Académie française. Qu’on ne dise pas que l’art et la science sont des œuvres personnelles et que les progrès sociaux sont des œuvres communes ; rien n’est plus inexact. Les procédés sociaux nouveaux demandent une spontanéité d’esprit et de cœur qui ne se rencontre que chez quelques hommes privilégiés. Ces hommes privilégiés sont doués du don de persuasion, non pas du don de persuader les sages, mais de celui de gagner les simples, les natures généreuses, parfois timides, disséminées dans la foule. Un homme d’initiative, parmi les 40 millions d’habitans d’un pays, trouvera toujours quelques audacieux qui croiront en lui, le suivront, feront fortune avec lui ou se ruineront avec lui. Il perdrait son temps à vouloir convaincre ces bureaux hiérarchisés qui sont les lourds et nécessaires organes de la pensée et de l’action de l’état.

Aussi, voyez combien stérile, au point de vue de l’invention, est cet être que certains étourdis représentent comme le cerveau de la société. L’état, tous les états, ont d’abord et par-dessus tout une vocation militaire : ils représentent avant tout la défense du pays. C’est donc les états, leurs fonctionnaires, qui devraient, semble -t-il, faire la généralité des inventions et des applications relatives à la guerre, à la marine, à la rapidité des communications. Il n’en est rien. C’est à un moine, ce n’est pas à l’état, qu’on rapporte l’invention de la poudre à canon. Dans notre siècle, c’est un simple chimiste, appartenant au pays le plus pacifique de l’Europe, le Suédois Nobel, qui invente la dynamite ; Michel Chevalier, en juillet 1870, attire l’attention du gouvernement ; impérial sur ce formidable explosif ; pendant le second siège de Paris, M. Barbe, depuis ministre de l’agriculture, prie M. Thiers d’employer cette substance nouvelle ; ces deux gouvernemens, si différens par les hommes et par les principes, ne prêtent aucune attention à ces propositions. Il en va des découvertes de la marine comme de celles de la guerre ; le marquis de Jouffroy, en 1776, fait naviguer sur le Doubs le premier bateau à vapeur : il demande des encouragemens au ministre Calonne, qui le repousse. Mauvais