théoriquement à une démarcation fixe entre la sphère de l’état et celle des sociétés libres ou des individus. Les deux sphères se pénètrent souvent l’une l’autre, et elles se déplacent. L’histoire et l’expérience prouvent que, à travers les âges, des fonctions qui sont aujourd’hui considérées comme faisant partie de l’essence même de l’état lui sont tardivement échues, que, tout au moins, elles ont été remplies partiellement pendant longtemps par des particuliers et les associations qu’ils formaient. La société est un être plastique, qui jouit d’une merveilleuse facilité à s’adapter au milieu, à créer les organes qui sont indispensables à sa conservation ou à son progrès. On ne peut considérer comme fausse la doctrine d’Herbert Spencer, que toute institution convenable pour l’accomplissement des fonctions sociales collectives éclôt spontanément. Cette pensée semble vraie dans une très large mesure, quand la société est abandonnée à sa plasticité naturelle et qu’elle n’est pas écrasée par la force autoritaire, par l’appareil de contrainte qu’on nomme l’état. Quoi de plus naturel que d’identifier le service de sécurité avec la notion de l’état ? L’expérience prouve, cependant, que des sociétés ont pu vivre, même se développer et grandir, imparfaitement et lentement, il est vrai, sans que l’état se souciât beaucoup de la sécurité ou qu’il eût les moyens de la procurer au pays. L’insécurité est, sans doute, un mal terrible, le plus décourageant pour l’homme : avec l’insécurité, il n’existe plus aucun rapport certain, parfois aucun rapport probable, entre les efforts ou les sacrifices des hommes et la fin pour laquelle ils consentent à ces sacrifices et font ces efforts. On ne sait plus si au semeur appartiendra la moisson. Non-seulement le travail et l’économie cessent d’être des moyens sûrs d’acquérir, mais la violence en devient un plus sûr. La plasticité de la société, dans les temps anciens ou dans les temps troublés, résistait à ce mal. On se mettait sous la protection d’un brigand, plus loyal que d’autres ; on faisait avec lui un abonnement. De là vient le grand rôle, que jouèrent les brigands dans les temps anciens et chez les peuples primitifs : certains d’entre eux étaient regardés, non plus comme des dévastateurs, mais comme des protecteurs. Les grands hommes de l’antiquité grecque et de presque toutes les antiquités sont souvent des brigands réguliers, corrects, fidèles à leur parole. Au moyen âge, on retrouve fréquemment une situation analogue. Les petits propriétaires d’alleux cherchent un appui en se plaçant sous le patronage de seigneurs plus puissans et deviennent, soit leurs vassaux, soit même leurs serfs, par choix. Au commencement des temps modernes, ces sortes d’organisations libres et spontanées, en dehors de l’état, pour procurer aux hommes une sécurité relative, n’ont pas entièrement disparu. En Espagne,
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