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le simple pouvoir persuasif ; à moins donc que l’état ne commette la faute de déléguer à certaines associations une partie de son pouvoir coercitif, on n’est jamais exposé à ce qu’il y ait un état dans l’état. L’erreur que nous visons en ce moment consiste à croire que, en dehors de l’état, on ne peut rien créer qui ne soit inspiré par l’intérêt personnel sous la forme d’intérêt pécuniaire. Les économistes et le plus grand d’entre eux, Adam Smith, se sont rendus coupables de cette méprise : « La troisième fonction de l’état, dit Smith, consiste à ériger et à entretenir certains établissemens utiles au public, qu’il n’est jamais dans l’intérêt d’un individu ou d’un petit nombre de créer ou d’entretenir pour leur compte, par la raison que les dépenses qu’occasionnent ces établissemens surpasseraient les avantages que pourraient en retirer les particuliers qui en feraient les frais. » Cette proposition d’Adam Smith est exagérée ; la conception qu’il se fait des motifs auxquels obéit l’individu est incomplète. Les économistes se la sont appropriée en général, et leur bon renom en a souffert. Ils ont mutilé l’homme. Il est faux que la personne humaine soit uniquement conduite par l’intérêt personnel, ou du moins par la forme la plus grossière de cet intérêt, l’intérêt pécuniaire. Certes, ayant à lutter contre tant d’obstacles à sa conservation et à son bien-être, l’homme obéit principalement à un mobile qui est le principal, le plus habituel, le plus constant, le plus intense : l’intérêt personnel, qui, dans nos sociétés, reposant sur l’échange des produits, prend la forme de l’intérêt pécuniaire. Mais, au fur et à mesure surtout que la civilisation se développe et que la richesse s’accroît, l’intérêt pécuniaire n’absorbe plus l’homme tout entier, ou, du moins, n’absorbe pas entièrement tous les hommes. D’autres mobiles coexistent avec lui, se développent peut-être avec le temps plus que lui : les convictions religieuses, l’espoir en une autre vie, le ferme propos de la mériter par de bonnes actions, ou simplement la sympathie, le plaisir de s’ennoblir aux yeux de ses concitoyens ou à ses propres yeux, le goût de se distinguer, de faire parler de soi, la recherche de certains honneurs électifs ou autres, une sorte de luxe se portant sur la moralisation, l’éducation, le soulagement d’autrui, j’allais presque dire un genre raffiné de sport qui se répand en création d’établissemens d’utilité générale ; il y a la toute une variété de sentimens, très nuancés dans leur degré de désintéressement, mais concourant tous au même but : faire profiter la société d’une partie du superflu des individus. C’est donc un des grands torts de beaucoup d’économistes de réduire le mobile de l’action individuelle à l’intérêt pécuniaire. Les individus, soit par leur action isolée, soit surtout par leur contribution à des sociétés libres, ont dans tous les temps créé une foule d’établissemens qui n’avaient pas pour objet