Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/920

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus persévérant et plus séduisant de la liberté. Il y avait, cependant, au fond de son être, une tendance au socialisme, que parfois il réprimait mal et qui de temps à autre l’entraînait. On la retrouve dans mille endroits de ses écrits ; mais il n’y cède jamais sans retour et sans lutte. S’il admet que « l’action du gouvernement peut être nécessaire, à défaut de celle des particuliers, lors même que celle-ci serait plus convenable, » il s’empresse de reconnaître l’importance de cultiver les habitudes d’action collective volontaire ; il ajoute que « le laisser-faire est la règle générale. » Passant de la doctrine à l’application, il écrit que l’exagération des attributions du gouvernement est commune en théorie et en pratique chez les nations du continent, tandis que la tendance contraire a jusqu’ici prévalu dans la Grande-Bretagne. On s’aperçoit que ces passages de Stuart Mill datent de trente années au moins ; depuis lors, l’administration et la législation britanniques se sont montrées singulièrement envahissantes et intrusives dans une foule de domaines jusque-là réservés à l’initiative privée, les manufactures, les écoles, l’hygiène, etc.

La réaction purement doctrinale que Michel Chevalier en France et Stuart Mill en Angleterre dirigeaient contre le système de non-intervention de l’état ne comportait pas de dangers immédiats. Ces deux publicistes auraient été les premiers à combattre les exagérations de ceux qui, au lieu de faire du gouvernement un auxiliaire de l’initiative privée, l’en auraient fait l’adversaire. Déjà, en France, d’autres écrivains d’un inégal renom allaient beaucoup plus loin et commençaient à grandir l’état aux dépens de l’homme : Dupont White, Jules Duval, Horn. Le premier surtout, qui avait le plus d’accès auprès du grand public, professait pour l’initiative privée un indicible mépris. Il soutenait que a les individus, avec leur aspiration au bien-être, ne portent pas en eux le principe du progrès. »

C’est, semble-t-il, la formule qui rallie aujourd’hui autour d’elle le plus d’adhérens, les uns systématiques, les autres inconsciens. Elle a envahi la philosophie contemporaine : elle se reflète dans les thèses de la plus grande partie de la presse ; elle est confusément au fond de la pensée de la plupart de nos législateurs ; elle s’échappe en termes variés et retentissans de la bouche des orateurs célèbres : « Un gouvernement doit être avant tout un moteur du progrès, un organe de l’opinion publique, un protecteur de tous les droits légitimes et un initiateur de toutes les énergies qui constituent le génie national. » C’est cette tâche immense qu’assignait à l’état le tribun célèbre qui a lancé dans la voie où elle court en trébuchant la troisième république[1]. De nouveaux théoriciens

  1. Discours de Gambetta à Belleville en 1878.