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variété et ces dégradations des nuances qui font la magie de son style. La veine de Corneille, moins pure, ou, si l’on veut, plus trouble, a quelque chose de plus abondant, de plus véhément, de plus « naturel, » en tant que plus inconscient.

Aussi, parmi les légendes qui remplissent encore son histoire, pouvons-nous être assez certains qu’il n’y en a pas de plus fausse, ni surtout qui donne de son style une idée plus contraire à ce qui en fait la principale beauté, que celle qui nous le montre, dans le feu de la composition, soulevant une trappe et demandant à Thomas, qui travaille au-dessous de lui, la rime ou le mot dont il a besoin pour achever son vers. Ceux-là n’ont jamais lu Don Bertrand de Cigarral ou le comte d’Essex, qui croient que Pierre ait jamais pu devoir quelque chose à Thomas ; mais ceux-là jugent bien mal ou bien superficiellement de son style qui n’ont pas senti que les mouvemens et les rimes étaient donnés ensemble à l’auteur de Polyeucte et de Rodogune avec les idées et les sentimens. J’ajouterai sur ce point, et pour tâcher de ne rien omettre, que je n’accorde pas que ce style, comme on l’a dit, soit plus oratoire que proprement poétique : tout au plus n’est-il point lyrique, diffère-t-il du style de la méditation ou de l’ode, n’admet-il pas l’intervention de la personne ou du Moi du poète. Mais qui ne voit que cela même fait une partie de son mérite, que d’être ainsi destiné pour l’action, rebus agendis, et, conséquemment, de répondre aux exigences ou aux nécessités du drame ? Faire des vers d’action, si l’on peut ainsi dire, qui aident le drame à marcher vers son dénoûment, qui contiennent au besoin jusqu’à des indications de mise en scène et qui demeurent des vers, c’est l’une des pires difficultés du drame ou de la comédie en vers, et personne ne l’a surmontée, ou pour mieux dire, et sans presque y songer, ne s’en est joué comme Corneille.

Ce qu’il a fait encore, et le premier, c’est de rendre le vers français capable de porter la pensée. Qui donc a dit à ce propos que, fussent-elles dénuées de toute valeur proprement dramatique, ses tragédies, pour la seule beauté des discours qu’on y fait, dureraient encore tout entières ? Et ce n’est sans doute qu’un paradoxe, mais il renferme une part de vérité. Lorsque Corneille parut, il y avait cent ans déjà que l’on s’exerçait à penser, et que l’on n’y réussissait pas. En vain pillait-on les anciens ; en vain dérobait-on à Lucrèce, à Virgile, à Horace, ou aux Italiens, à Pétrarque surtout, une a sentence, n que l’on avait d’ailleurs soin de mettre entre guillemets, ou d’imprimer en italiques, pour attirer l’attention du lecteur ; en vain même les prosateurs faisaient-ils passer tout Sénèque ou tout Plutarque dans leurs Essais, comme Montaigne ; on ne les digérait pas, et on ne parvenait pas à se les assimiler, a se