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dans ses chefs-d’œuvre eux-mêmes, et jusque dans la bouche de son Félix ou sur les lèvres de son Emilie.

Malheureusement, il en faut bien convenir, à mesure qu’il enfonce dans ces subtilités, et que, visiblement, il s’y complaît davantage, à mesure aussi, pour diverses raisons, sa tragédie devient-elle plus artificielle, et, ce qu’il semble qu’elle gagne à de certains égards, le perd-elle en fidélité d’imitation de la nature et de la vie. Placées dans des situations extraordinaires, ces âmes extraordinaires qu’il aime à manier, y développent des sentimens non moins extraordinaires, et le drame, pris en dehors de la réalité, se déroule, se noue, et se dénoue dans le vide. C’est ce qu’il nous reste à montrer maintenant dans les « dernières » tragédies de Corneille : comment ses qualités se tournent contre lui-même, ou comment encore, le génie se retirant insensiblement de son œuvre, il n’en subsiste plus que de vaines apparences, des « mélodrames » sans substance et sans forme, des procédés sans âme, et tout ce qu’ils avaient enfin de faux ou de dangereux, sans rien de ce qui les avait jusqu’ici vivifiés.


III

Profondément blessé de la chute de son Pertharite, il avait « sonné la retraite » et publiquement abjuré le théâtre, en 1653 ; mais, en homme prudent et toujours avisé qu’il était, « sans en faire une résolution si forte qu’elle ne pût se rompre ; » et, six ans durant, de 1653 à 1659, retiré dans sa province, entre sa femme et ses enfans, tout occupé de soins pieux, il avait tenu sa parole. Je crois bien qu’il s’était attendu que l’on la lui rendit, que le public le redemandât, qu’à tout le moins une bonne gratification le consolât de son échec, le payât de ses « veilles » et de tout ce qu’il avait fait enfin pour épurer le théâtre français, tant « du côté de l’art » que de celui « des mœurs. » Le grand Corneille aimait la gloire, mais une gloire sonnante et trébuchante, en bonnes espèces ayant cours, une gloire monnayée : c’est lui-même qui nous l’a dit, tant en prose qu’en vers, dans ses Epitres et dans ses Dédicaces, et qu’il était peu sensible à l’honneur d’une a louange stérile ; » et il eût pu nous le dire moins crûment. Plus d’argent, plus de tragédies. Mais il avait pour cette fois compté sans Mazarin, lequel, du moment que l’auteur d’Horace et de Cinna renonçait au théâtre, bien loin de l’en approuver d’une manière effective et solide, se hâta tout au contraire de le rayer de ses papiers, — et de supprimer la pension qu’il lui faisait depuis déjà dix ans. Aussi longtemps que