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serait pas Rodrigue, mais il ne serait pas moins capable de l’être an besoin, de même que, pour combattre en champ clos les Curiaces, on eût pu choisir une autre famille que celle des Horaces, et Horace n’en serait pas moins Horace, mais nous ne le saurions pas.


Vivere fortes ante Agamemnona
Multi ; sed omnes illacrimabiles
Urgentur, ignotique longa
Nocte…


En d’autres termes, les situations sont maîtresses des caractères, puisque les caractères ne se déclarent qu’autant que les situations, en les provoquant, les obligent de se manifester. Il faut donc trouver des situations d’abord, ou en inventer, si l’on n’en trouve pas ; mettre alors, pour ainsi parler, des personnages dedans, avec des situations épisodiques autour ; et c’est effectivement le procédé de Corneille. Peut-être sa Rodogune en est-elle le plus curieux exemple, dont on nous a conté qu’il n’employa guère moins d’une année « à en disposer le sujet » : une seule situation, extrêmement forte, ou une seule scène, l’une des plus belles du théâtre français, la quatrième du cinquième acte, que la tragédie tout entière n’a pour objet que de préparer. On remarquera deux choses là-dessus : que le Ruy Blas d’Hugo est en quelque sorte a machiné » de la même manière ; et que, par contraste avec ceux de Molière ou de Racine, c’est cette manière de s’y prendre qui fait ordinairement l’intérêt, la surprise, la plénitude enfin et la beauté des dénoûmens de Corneille.

C’est ce qui nous explique encore, et à la fois, avec son goût pour l’histoire, sa façon de la traiter. Depuis son Horace, en effet, jusqu’à son Othon, s’il a parcouru toute l’histoire romaine ; s’il y a joint, avec Polyeucte et Théodore, celle des premiers temps et des grandes persécutions du christianisme ; avec Héraclius, avec Pulchérie, l’histoire byzantine, ce n’est pas du tout qu’il soit historien, qu’il aime l’histoire pour elle-même, ni qu’il ait une autre curiosité du passé que celle de ses contemporains, plus éveillée, plus intelligente, ou, comme on le dit, plus sympathique. Non ! mais, c’est que les histoires sont pleines d’événemens illustres et extraordinaires, lesquels sont même, à vrai dire, les seuls qu’elles enregistrent, comme étant par définition les seuls qui soient dignes de mémoire, et les seuls en fait qui attirent des lecteurs aux historiens. Car, nous ne les lirions pas, comme ce philosophe, si nous n’y cherchions autre chose que les nouvelles de notre quartier. Joignez à cela, que pour étonnans qu’ils puissent être, on ne saurait arguer les événemens d’improbabilité, puisqu’ils sont le réel même. Vous ne voulez pas croire qu’une reine de