Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/850

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Polyeucte est un curieux exemple, et l’un des plus éloquens qu’il y ait, de ce que le temps ajoute aux chefs-d’œuvre. On se rappelle peut-être que, dans sa nouveauté, l’hôtel de Rambouillet, où l’auteur en donnait lecture, l’accueillit assez mal, assez froidement, et la légende a raconté que l’on députa je ne sais qui vers Corneille pour lui conseiller de ne pas livrer la pièce au public Le christianisme en avait déplu, la matière de la grâce, une ardeur ou plutôt une violence à provoquer le martyre, qu’aussi bien l’Église, dans sa sagesse et dans sa politique, a toujours déconseillées : il lui suffit qu’on le subisse, ou qu’on le reçoive, elle ne demande pas qu’on y coure. Plus tard, au XVIIIe siècle, tout en rendant plus de justice à Polyeucte, et en le mettant plus près de son rang, qui est l’un des premiers dans l’œuvre de Corneille, il ne semble pas toutefois qu’on en ait reconnu la véritable beauté, puisque Sévère en est devenu le principal personnage, pour la fidélité de sa tendresse, pour la noblesse mondaine de ses sentimens, pour sa largeur d’esprit, sa « tolérance » et son indulgente pitié du fanatisme.

Mais ce n’est enfin que de notre temps que Polyeucte a profité, si je ne puis dire d’une renaissance ou d’un réveil de la foi, je puis, et il faut dire, d’une intelligence plus profonde et plus générale de la religion. à mesure qu’en nous en détachant nous la comprenions mieux, et qu’en l’étudiant d’une manière plus désintéressée nous en sentions plus vivement les grandeurs, Polyeucte nous apparaissait comme une expression plus complète, plus haute, et plus pure de ce que le rêve de l’amour divin peut faire d’un cœur qu’il remplit. Rapprochement étrange, inattendu peut-être, légitime cependant. Pour comprendre tout à fait Polyeucte, il faut songer à Tartufe) et c’est le chef-d’œuvre de Molière qui achève d’expliquer, en lui servant de réplique ou de contre-partie, le chef-d’œuvre de Corneille. Avec autant de force comique et d’irrespectueuse hardiesse que le personnage d’Orgon, lui tout seul, démontre donc en quelque sorte ce que la dévotion peut faire d’un honnête homme, d’un « homme sage, » d’un bon époux et bon père,


Et je verrais mourir mère, enfans, frère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela ;….


avec autant d’éloquence et de communicatif enthousiasme, Polyeucte nous enseigne à quelle hauteur la même « superstition » peut élever une âme au-dessus d’elle-même, des « attachemens de la chair et du monde, » et de la condition vulgaire de l’humanité. Tout ce qui rend Orgon comique, ridicule et coupable à nos yeux, c’est justement ce qui rend Polyeucte si supérieur à Félix, à Sévère, à Néarque. De