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homologuées en quelque sorte par l’Académie française, et sinon dirigées, mais applaudies du moins par le protecteur du poète, le cardinal de Richelieu lui-même, purent bien émouvoir Corneille et le blesser, étant bonhomme, si l’on veut, mais non pas des plus endurans. Elles n’eurent toutefois rien, quoique l’on en ait dit, de l’air d’une « persécution ; » et l’on n’a pas même le droit de prétendre, avec Boileau, que le ministre « se ligua » contre le poète, puisqu’il n’interdit point la pièce ni seulement n’en gêna les représentations. Il convient aussi d’ajouter que l’Académie ne comptait pas, en 1637, deux ans d’existence, que le Parlement traînait toujours en longueur l’enregistrement des Lettres Patentes qui la constituaient, et que son autorité, nulle sur les hommes de lettres, était nulle alors sur l’opinion.

Mais la vérité sur le silence de Corneille, de 1636 à 1640, est plus simple, et c’est encore à M. Bouquet que nous aurons dû de pouvoir l’établir. Avocat du roi à la table de marbre du parlement de Rouen, Corneille, qui a régulièrement exercé ses fonctions pendant vingt-deux ans, n’était pas entièrement ni seul maître de son temps. La fin de l’année 1637 et le commencement de l’année 1638 se passèrent pour lui tant à répondre à ses critiques, — et d’un ton aussi vif que le leur, — qu’à prévenir et à tempérer le jugement de l’Académie sur le Cid. Son père mourut au mois de janvier 1639, laissant aux siens des affaires assez embrouillées, et à son fils aîné deux mineurs à élever : un frère, qui fut Thomas, né en 1625, et une sœur, âgée de dix ans seulement, celle qui fut la mère de Fontenelle. Enfin lui-même songeait au mariage. Voilà bien des affaires ; et, parmi tant de tracas, si quelque chose doit nous étonner, ce n’est pas que Corneille ait demeuré près de quatre ans loin de la scène, mais plutôt qu’il ait trouvé le temps de concevoir, de composer, d’écrire, et de faire jouer Horace et Cinna. Nous oublions trop aisément, quand nous parlons d’un grand écrivain, la place que la vie même a tenue dans son histoire, qu’elle a des exigences ou des complications auxquelles, pour échapper, il ne sert à rien d’être poète, et qu’en vivant sans doute pour la littérature et pour l’art, cependant Corneille lui-même n’en a pas uniquement vécu.

Des raisons plus générales, et moins matérielles, nous expliquent le choix des sujets d’Horace et de Cinna. La tragédie française, et même la littérature, aux environs de 1640, traversaient un moment critique de leur évolution. On retournait à l’antiquité, dont on s’était éloigné depuis tantôt cinquante ans, à la grecque et à la romaine, à la romaine surtout, par préférence, ou par un effet d’hérédité naturelle ; et les modèles espagnols ou italiens, la Diane de Montemayor ou la Jérusalem délivrée, n’avaient rien encore perdu