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l’entraînerait à son opinion, son succès doit rester dans l’ombre, il ne doit briller que d’un éclat réfléchi. Mais quelle considération s’attache à une vie si utile, si modeste ! »

M. Cintrat était un de ces directeurs laborieux, discrets, étrangers au tumulte du monde, sans ambition personnelle, préoccupés uniquement de l’intérêt du service, inspirant le respect, soucieux de leurs prérogatives, pleins de sollicitude pour leurs subordonnés, tels que le ministère des affaires étrangères les a connus et dont M. Desage était le modèle accompli. Son érudition était surprenante ; il rédigeait au pied levé, sur toutes les questions, sans recourir aux cartons, les mémoires les plus judicieux, les plus précis, mais son accueil n’avait rien d’encourageant ; on l’appelait « le bourru bienfaisant. » J’eus beaucoup de peine à l’approcher, — c’était un hérisson. La glace rompue, il me parla de la Hesse, de son passé, de ses intérêts avec une telle connaissance et une telle abondance que j’en restais confondu. — « Vous avez donc séjourné à Cassel ? lui demandai-je — Moi ! dit-il, jamais je ne suis sorti de Paris, mais je sais tout cela pour l’avoir lu, jadis, dans la correspondance de Reinhard, notre ministre en Westphalie. »

Le 5 février, peu de jours après mon entrevue avec M. Cintrat, qui, à ce moment, était mon unique protecteur, M. Drouyn de Lhuys me nommait troisième secrétaire à Francfort. Son accueil fut plus onctueux, plus démonstratif ; il considérait les agens du département comme ses enfans ; sans postérité, il s’intéressait aux jeunes et se plaisait à les tenir sur les fonts baptismaux. Lorsqu’il me reçut en audience de congé, il étendit les mains vers moi pour me donner, suivant son expression, « sa bénédiction diplomatique. » Enclin aux aphorismes, il ajouta sentencieusement : « Faites les affaires de votre gouvernement, mais ne lui en faites pas. » Il avait bonne mémoire, car, quelques années plus tard, en m’annonçant ma nomination de chevalier de la Légion d’honneur, il m’écrivait : « C’est le commencement de mes bénédictions. »

M. Drouyn de Lhuys était un homme d’une haute valeur, d’un brillant esprit et de manières séduisantes ; mais, s’il possédait quelques-unes des qualités que les anciens exigeaient de leurs hommes d’état, il lui manquait la felicitas. Dans mes études, j’ai dû relever plus d’une fois ses erreurs ; je l’ai fait en historien épris de la vérité.

Avant de quitter Paris, je me présentai chez M. Cintrat pour prendre ses ordres et le remercier de son intervention auprès du ministre. — « vous êtes dans l’erreur, me dit-il, je ne suis pour rien, absolument pour rien, dans votre nomination[1]. »

  1. Un garçon de bureau, — il se nommait Lousteau, — était alors la providence des secrétaires et des attachés que rabrouait le directeur. « Laissez-moi faire, leur disait-il, je vous ferai entrer dans un bon moment, » et, lorsqu’il voyait le front de M. Cintrat déridé, il lui disait tout en tisonnant le feu : « Vous avez été bien dur hier pour ce pauvre jeune homme ! Ce n’est pas ainsi que votre prédécesseur, M. Desage, traitait ces messieurs ; il les écoutait et les encourageait. — Mais enfin que veut-il ? Est-il là ? — Il désire vous parler de ses services, de ses espérances. — Eh bien ! qu’il entre, » et presque toujours le secrétaire, pour peu qu’il fut méritant, obtenait ce qu’il souhaitait.