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riche pour la payer. On pouvait bien espérer que, s’il refusait de le faire, les particuliers essaieraient quelque temps de le remplacer : nous avons une inscription de cette époque dans laquelle un dévot, qui construit à ses frais un temple de Mithra, nous dit qu’il ne regrette pas la dépense. « Ne s’enrichit-on pas, ajoute-t-il, quand on partage sa petite fortune avec les dieux ? » Par malheur, ces beaux sentimens ne sont pas de durée ; l’expérience montre que les particuliers se lassent vite de partager avec les dieux leur fortune grande ou petite, et qu’ils aiment mieux la garder pour eux. D’ailleurs, quand même le paganisme aurait trouvé dans le dévoûment de quelques fidèles le moyen de subvenir aux frais d’un culte somptueux, sa situation n’en était pas moins changée par les édits de Oratien. Jusque-là, il paraissait être la religion officielle, nationale ; il représentait l’état et se confondait avec la patrie ; celui qui refusait d’en observer les pratiques n’était pas seulement un impie, mais un mauvais citoyen, qui se mettait en dehors de la loi de son pays. Le salaire fourni par le trésor public était le signe visible de cette union de l’état et de la religion ; du moment que les frais du culte cessaient d’être payés, l’accord semblait rompu, et la religion, répudiée par l’état, perdait son privilège le plus précieux et sa principale raison d’exister.

En même temps qu’il supprimait les appointemens des prêtres et confisquait les biens des temples, Gratien prit une autre mesure qui, bien que moins importante, produisit beaucoup d’effet : il fit ôter la statue de la victoire de la salle où le sénat se réunissait. Cette statue avait une histoire : c’était une œuvre de l’art grec que les Romains avaient trouvée à Tarente quand ils prirent la ville. Auguste, après Actium, l’avait fait placer au-dessus d’un autel, dans la curie, et il était d’usage que chaque sénateur, en se rendant à sa place, s’approchât de cet autel pour y brûler un grain d’encens. La déesse semblait présider aux délibérations du sénat : c’est vers elle qu’on tendait les mains lorsqu’à l’avènement d’un nouveau prince on jurait de lui être fidèle, et, tous les ans, le 3 du mois de janvier, quand on faisait des vœux solennels pour le salut de l’empereur et la prospérité de l’empire. Ces cérémonies s’étaient accomplies sans interruption depuis Auguste jusqu’au triomphe du christianisme. Pendant la lutte des deux cultes, l’autel de la victoire éprouva des fortunes diverses ; Constance l’avait supprimé ; Julien le rétablit, et Valentinien, fidèle à son système de politique tolérante, le respecta. Il occupait donc son ancienne place, sans qu’on songeât à s’en plaindre, quand Gratien, reprenant les desseins de Constance, le fit enlever de nouveau.

Cet acte d’autorité exaspéra les païens. Quoiqu’au fond les