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grande envergure. C’est à la table de whist que M. de Talleyrand toisait les politiques. M. Pozzo di Borgo les jugeait d’après leur cuisine. Un jour, en traversant Berlin, il dut manger une soupe à la bière chez le ministre des affaires étrangères de Frédéric-Guillaume III. « Je ne connais pas encore la politique de M. Ancillon, dit-il avec un haut-le-cœur, mais pour peu qu’elle ressemble à sa cuisine, je la proclame détestable. »

L’avènement de M. de Rechberg au pouvoir fut plus tard un sujet d’étonnement pour tous les diplomates qui l’avaient vu de près à ses débuts, et je dois ajouter que personne ne fut surpris des déconvenues de l’Autriche en la voyant opposer à M. de Bismarck un si mièvre jouteur.

L’Allemagne était en fermentation. L’unité telle qu’on la rêvait et l’enseignait dans les universités, ou comme la comprenaient et la prêchaient les démocrates, était décidément irréalisable. On cherchait en vain à se reconnaître au milieu des programmes, des systèmes qui se formulaient de tous côtés. Il y avait confusion dans les choses et les idées. Le nord ne comprenait pas le midi, et le sud avait pour le nord une invincible répulsion. La diversité des gouvernemens et des nationalités, des lois et des coutumes, la distinction profonde des castes, ne se conciliaient pas avec l’unité telle que la voulait un parlement où dominaient 64 professeurs, 158 avocats et 40 prêtres unitaires démocrates, sans compter les médecins. Au lieu de procéder avec lenteur et prudence, en faisant la part aux intérêts particularistes, aux mœurs, aux coutumes, et surtout aux prérogatives des dynasties régnantes, l’assemblée nationale, convaincue que l’unité existait et qu’elle parlait en son nom, croyait n’avoir qu’à commander pour imposer sa volonté souveraine. Elle s’aperçut, en voulant mettre la main sur les armées fédérales, que s’il était aisé de voter des lois, de prendre des résolutions, il n’était pas facile de les rendre exécutoires. Elle fut douloureusement rappelée à la réalité lorsque son ministre de la guerre, sous forme de circulaire, prescrivit aux souverains de faire jurer à leurs soldats fidélité au drapeau national, — huldigen. — Presque tous refusèrent de se conformer à ses ordres. Les rois de Bavière, de Wurtemberg et de Hanovre protestèrent, et la Prusse, déjà froissée dans son orgueil par la nomination de l’archiduc Jean, saisit avec empressement l’occasion qu’on lui offrait pour faire justice, en termes altiers, d’aussi étranges prétentions. Si les conseillers de l’archiduc avaient réfléchi, ils ne se seraient pas exposés à un refus qui devait révéler au grand jour leur impuissance. Il ne leur restait plus qu’à battre en retraite ; c’est ce que fit le général de Peucker en équivoquant sur les termes de sa téméraire mise en demeure. Il expliqua dans