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la défection que dans ses engagemens. » Après l’invasion de la Silésie, Frédéric passa longtemps pour un homme léger. Le ministre de la tsarine Elisabeth, le comte Bestoujew, en jugeait comme d’Argenson. Il écrivait à Worontzow, le 11 août 1744, que le roi de Prusse était pour la Russie le voisin le plus dangereux, qu’il avait « un caractère inconstant, accapareur, inquiet, léger et versatile[1]. » On finit par découvrir que Frédéric était l’homme du monde le plus constant dans ses desseins, mais que, se réglant sur les circonstances, et tous les moyens lui étant bons, il était toujours prêt à en changer ; que ce roi versatile avait la vue perçante des oiseaux de proie, et qu’il déroutait tous les calculs par la vitesse de son vol et la rapidité de son génie. « Il est philosophe comme moi, se disait sans doute d’Argenson ; nous sommes faits pour nous entendre ; il ne peut manquer de goûter ma politique abstraite. » Frédéric n’avait de goût que pour la plus réaliste des politiques, et, en 1744, il n’avait qu’une idée : après avoir pris la Silésie, il entendait la garder, et il pensait que dans ce monde, pour arriver à ses fins, il faut joindre la souplesse à la force, ne jamais agir en poule mouillée et savoir se retourner.

« — Vous voilà cocher, monseigneur ! écrivait Voltaire à d’Argenson, pour le complimenter sur son entrée aux affaires. Menez-nous à la paix tout droit par le chemin de la gloire. » — D’Argenson ne demandait pas mieux ; ce grand ami de la félicité publique se déclara, dès les premiers jours, partisan d’une paix prochaine, et Louis XV disait que dorénavant il avait deux d’Argenson dans son conseil, celui de la guerre et celui de la paix. Mais ce n’est pas tout de désirer la paix, il faut souvent se battre pour l’avoir, et le marquis, tout au contraire, estimait que le plus sûr moyen de l’obtenir était de a cesser les. injures, de diminuer les craintes, d’adopter le système d’une heureuse et prévoyante défensive, » en renonçant à tout mouvement en avant, soit en Flandre, soit en Allemagne, soit en Italie. C’était précisément le moyen de se brouiller avec Frédéric, qui exigeait qu’on le soutint par une action énergique et résolue.

En renouant avec la France, il s’était flatté que non-seulement le roi, secouant sa royale nonchalance, s’occuperait en personne de rétablir dans ses armées « cette discipline sans laquelle il est impossible aux Césars de vaincre, » mais que désormais on agirait tout de bon et avec vigueur : Denn Ich erst sehen muss, ob sie vigoureux agiren werden. » Il entendait qu’on renonçât aux projets magnifiques qui pèchent par l’exécution, qu’on n’envoyât plus en Allemagne des talonneurs, qui ne font que des campagnes languissantes, « qu’on cessât de pousser le temps avec l’épaule, de biaiser et de fluctuer. » Il ne

  1. Recueil des traités et conventions conclut par la Russie avec les puissances étrangères, publié par F. Martens. Tome V, page 337. Saint-Pétersbourg.