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établir ; les maisons seraient enjolivées, propres, peintes en dehors, de jolie architecture rustique, les bestiaux gras et bien tenus, leurs familles bien vêtues. Nous aurions des musettes, des chalumeaux, pour former des danses et de jolies images champêtres. Voilà ce que Monseigneur devrait entreprendre à Meudon et M. le duc d’Orléans à Saint-Cloud. » Pour vouloir créer des ménageries d’hommes heureux, il faut à la fois aimer beaucoup notre espèce et la mépriser encore plus.

Le marquis d’Argenson n’était pas un sentimental comme Jean-Jacques, mais il était beaucoup plus utopique que l’auteur du Contrat social, qu’il traite dans ses Mémoires « d’auteur agréable, se piquant de philosophie. » Sainte-Beuve l’a défini un gentilhomme campagnard, nourri de livres. Il était nourri d’abstractions plus encore que de lectures. Il avait été intendant ; mais il aurait pu passer toute sa vie dans les affaires sans en prendre l’esprit. Il réduisait tout en maximes, en système ; il tenait la politique pour une science abstraite, et il avait cet optimisme des théoriciens qui croient que les choses s’arrangent comme on veut, que les institutions et les sociétés sont des machines, que le point est de trouver un bon mécanicien pour les régler et les faire marcher. Il n’avait pas, comme Frédéric, le sentiment de la complication des affaires humaines ; il n’aurait pas dit comme lui que, pour réussir, il faut le concours de beaucoup de volontés et de hasards, qu’une certaine malignité du destin fait avorter les plus belles combinaisons, qu’il suffit d’un pont rompu pour détraquer l’exactitude des plus belles entreprises : « Avouez, mon cher Podewils, que vous êtes obligé de vous écrier comme moi : O profondeurs, ô abîmes, l’esprit humain et tous les politiques de l’univers ne peuvent pas vous pénétrer ni vous éclaircir ! » Le marquis d’Argenson ne croyait ni aux profondeurs ni aux abîmes ; il pensait que les accidens ne détraquent jamais l’exactitude d’un calcul quand il est bien fait, que pour réussir, il suffit d’avoir de bonnes intentions et un esprit dur, entêté, que les abstractions gouvernent souverainement les choses d’ici-bas, que le philosophe n’a qu’à se montrer et que le monde reconnaît son maître.

Avant de devenir ministre, l’ancien intendant du Hainaut avait écrit ses Considérations sur le gouvernement de la France, qui furent imprimées à Amsterdam plusieurs années après sa mort. Rousseau, qui avait lu cet ouvrage en manuscrit, l’a cité plus d’une fois dans son Contrat, « pour rendre honneur à la mémoire d’un homme illustre et respectable, qui avait conservé jusque dans le ministère le cœur d’un vrai citoyen. » Dans ce livre étonnant, d’Argenson supprimait d’un trait de plume tous les privilèges, toutes les immunités, toutes les distinctions de classes, et il établissait une sorte de démocratie municipale, des assemblées de paroisses, de districts et de provinces, librement élues et chargées de percevoir et de répartir l’impôt. En