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Nous n’avons donc pas besoin de supposer, avec le stoïcien Posidonius, qu’Épicure était athée dans l’âme, et que s’il avait l’air d’admettre des dieux, c’était pour se dérober à l’indignation publique. Rien ne prouve le bien fondé de cette accusation d’hypocrisie. Épicure pouvait parfaitement être sincère, et sa théologie n’était en contradiction ni avec elle-même, ni avec le reste du système. Bien plus, il a pu être le personnage sincèrement pieux que glorifie Lucrèce : « Ne doit-on pas mettre au rang des dieux celui… qui a tant de fois parlé des dieux immortels en termes divins ? »

La piété épicurienne proscrit ces prières indiscrètes, outrageantes pour la divinité, par lesquelles l’homme prétend, pour prix de son hommage ou de son offrande, recevoir une faveur particulière et imméritée, telles que la richesse ou la ruine d’un ennemi. « Car, dit finement Philodème, si Dieu exauçait les prières des hommes, l’espèce humaine serait bientôt entièrement détruite, chacun demandant sans se lasser nombre de choses funestes à son prochain. » Mais il est une prière légitime et sainte : c’est celle qu’on adresse aux dieux ; « non parce qu’ils éprouveraient du chagrin si on ne les priait pas, mais parce qu’on s’inspire de la seule pensée de natures supérieures en puissance et en perfection. » La prière devenant un élan désintéressé de l’âme vers le meilleur ! Nous voilà loin de l’athéisme grossier si souvent reproché à Épicure[1].

Un tel culte n’est nullement incompatible avec l’observance loyale des cérémonies et fêtes religieuses consacrées par les fois de la cité. « La divinité, dit Philodème, n’a pas besoin d’hommages ; mais il nous est naturel de l’honorer avant tout par la sainteté des opinions que nous nous formerons sur elle, puis aussi par les rites dont chacun a reçu la tradition… » Et encore : « Sacrifions saintement et bien où et quand il convient, et faisons tout le reste conformément aux lois, sans nous laisser troubler dans nos opinions sur ce qu’il y a de meilleur et de plus vénérable. De plus, soyons justes… »

Soit, dira-t-on ; le sage épicurien est pratiquant, et il l’est sans hypocrisie formelle, puisque rien, dans ses convictions, ne le lui interdit absolument : il n’en est pas moins vrai qu’il n’entend pas la religion comme le peuple, et que son apparente orthodoxie cache une pensée de derrière. En quoi cette participation aux cérémonies traditionnelles peut-elle augmenter la ferveur de sa piété philosophique ? — Philodème va nous l’apprendre dans un texte qui, si je l’entends bien, renferme la plus délicate observation de

  1. Et encore : « Il (le sage) admire la nature et l’essence des dieux, il essaie de s’en approcher, il est pour ainsi dira avide d’entrer en contact et en communion avec eux, et il appelle les sages amis des dieux et les dieux amis des sages. »