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un instant du joug de Cassandre, l’année qui suivit l’entrée triomphale de Démétrius Poliorcète à Athènes, l’année peut-être où Épicure commença d’enseigner (306), Sophocle, fils d’Anticlide, fit-il rendre le célèbre décret qui interdisait, sous peine de mort, d’ouvrir une école philosophique sans l’autorisation du conseil et du peuple. Théophraste dut quitter Athènes, et sans doute avec lui d’autres philosophes s’exilèrent. Il faut se hâter d’ajouter, pour l’honneur de la démocratie athénienne, que le décret, attaqué l’année suivante comme illégal par le péripatéticien Philon, fut rapporté, et Sophocle condamné à une amende de 5 talens.

Parmi toutes ces âmes si facilement résignées à ne plus être politiquement libres, à ne plus avoir de patrie, ou, ce qui revenait au même, à échanger la patrie restreinte et agitée d’autrefois contre la grande cité mal définie et peu exigeante de l’univers, heureuses d’abandonner aux mercenaires de Cassandre ou d’Antigone le soin d’assurer la tranquillité de l’agora ; — parmi toutes ces âmes désenchantées de liberté et de vie politiques, fatiguées des stériles discussions des philosophes, celles, peu nombreuses, que tourmentait le souci de chercher en elles-mêmes la paix et le salut, de se ramasser sur soi, de se faire en quelque sorte toutes petites et toutes simples pour échapper aux tumultes des passions comme aux orages de la fortune, devaient trouver dans la doctrine épicurienne le port silencieux et inviolable où rien ne viendrait plus les troubler. Aristote déjà, malgré le caractère agissant et vraiment civique de sa morale, avait proclamé la royauté d’un homme de génie supérieure à la forme républicaine, et subordonné les vertus politiques aux vertus intellectuelles et contemplatives. Déjà Platon, témoin attristé et partial, peut-être jusqu’à l’injustice, des violences et des caprices de cet animal redoutable auquel il compare la démocratie athénienne, écrivait ces lignes où l’on croit entendre par avance la hautaine mélancolie de Lucrèce : « Celui qui goûte et qui a goûté la douceur et le bonheur qu’on trouve dans la sagesse, voyant clairement la folie du reste des hommes et la perpétuelle extravagance, on peut le dire, de tous ceux qui gouvernent ; n’apercevant d’ailleurs autour de lui presque personne qui voulût s’allier avec lui pour aller au secours des choses justes sans risquer de se perdre ; se regardant comme tombé au milieu d’une multitude de bêtes féroces dont il ne veut point partager les injustices, et à la rage desquelles il lui serait impossible de s’opposer tout seul ; sûr de se rendre inutile à lui-même et aux autres, et de périr avant d’avoir pu rendre quelque service à la patrie et à ses amis ; plein de ces réflexions, il se tient en repos, uniquement occupé de ses propres affaires ; et comme un voyageur assailli d’un violent orage s’abrite