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sous le bras, se rend chez son maître de philosophie. Il marche vite, et, tout en marchant, il remue les lèvres, murmure tout bas ; sa main agitée se porte çà et là, comme celle d’un homme qui compose un discours ou prépare quelque subtil argument. Lycinus s’étonne qu’Hermotine ait l’air si sombre et si inquiet ; il doit être parvenu depuis longtemps à la sagesse, ou tout près d’y parvenir ; « car, dit-il, si ma mémoire ne me trompe pas, il y a quelque vingt ans que je ne te vois faire autre chose qu’aller assidûment chez les maîtres, te courber sur les livres, ou transcrire sans relâche les notes prises aux conférences, tout pâle et tout amaigri par tant de travaux ; et je suis persuadé que la nuit même, en dormant, tu rêves encore aux objets de ton étude, » Hermotime avoue que, malgré tout cela, il ne fait encore qu’apercevoir la route qui mène au souverain bien. Lycinus, étonné, lui demande quand il espère posséder pleinement la doctrine qui confère la sagesse. « Sera-ce dans un an ? — Ce serait bientôt, répond Hermotime. — Ce sera donc pour la prochaine olympiade ? — Ce serait bien peu de temps encore. — Mettons deux olympiades. — Ce n’est pas assez ; » et le pauvre Hermotime s’estimera heureux si, au bout de vingt ans, il a pénétré dans la philosophie stoïcienne aussi profondément que son maître. Plus loin, Lycinus fait plaisamment le compte de ce qu’il faut d’années pour bien connaître les principaux systèmes : vingt pour celui de Pythagore, plus les cinq ans de silence ; autant pour Platon, autant pour Aristote ; le stoïcisme et l’épicuréisme n’en exigent pas moins de quarante chacun. En supposant dix sectes philosophiques, on voit quel âge on aura le jour où l’on sera en mesure de décider quelle est la bonne.

Ce sont là des bouffonneries, je le sais ; mais les bouffonneries de Lucien ne sont très probablement que le grossissement démesuré d’une observation exacte. Je sais aussi que je mêle un peu les époques : je n’ai pas rigoureusement le droit de reporter au siècle d’Alexandre ce qui a pu être vrai de ceux de Néron ou d’Hadrien. Toujours est-il que c’est surtout depuis Aristote que nous voyons la philosophie devenir ainsi pour ses adeptes une affaire de salut.

Et le vulgaire, tout en se moquant de la singularité qu’affectaient trop souvent les philosophes, avait quelquefois pour eux des sentimens analogues à ceux qu’inspirent de saints personnages. Il avait regardé d’un œil inquiet, irrité, intolérant, ceux qui étaient avant tout des savans : un Anaxagore, un Aristote, ou ceux qu’il soupçonnait de vouloir toucher aux dieux, comme Socrate ; mais les professeurs et les initiateurs de la vie heureuse ou vertueuse, il n’était pas loin de leur vouer un culte. Épicure, il est vrai, n’est dieu que pour ses disciples, et les épicuriens sont même chassés,