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mouvement intellectuel et politique. L’herbe poussait dans les rues ; on eût dit une nécropole. Les-communications étaient lentes, difficiles ; il fallait quinze à trente heures pour atteindre des villes importantes, telles que Francfort, Dresde, Hanovre, Cologne, Berlin. Déjà de tous côtés on construisait des chemins de fer, et l’électeur se refusait obstinément à sacrifier à l’entraînement général. Il enviait les murailles de la Chine ; il aurait voulu tenir ses sujets à l’abri de tout contact pernicieux. Ennemi du progrès, il se défendait par l’inertie contre l’infiltration des idées nouvelles ; il sentait qu’elles seraient funestes à son système. Cassel était du reste très mal famée en Allemagne : sa police était tracassière, les étrangers l’évitaient, ils se sentaient surveillés ; les permis de séjour ne s’obtenaient qu’avec peine. Dès que l’électeur apercevait dans son théâtre une figure inconnue, il la dévisageait impertinemment avec sa lunette d’approche, et faisait subir des interrogatoires, dans les couloirs, aux spectateurs qui ne lui revenaient pas. Loin d’attirer les savans et les artistes, il les rebutait par son indifférence et souvent par de mauvais procédés. Les frères Grimm, deux Hessois illustres, — ils n’avaient rien de commun avec le Grimm de la grande Catherine, — sollicitèrent en vain les modestes fonctions de bibliothécaires. C’étaient d’incomparables germanistes d’un renom européen. On leur préféra un plat historiographe de la maison électorale. Le musée, qui contient de magnifiques spécimens de l’école hollandaise, des Rembrandt de premier ordre, restait impénétrable, et quand la cour quittait Wilhelmshoe, on clouait dans des caisses, pour les soustraire à tout regard indiscret, les chefs-d’œuvre qui ornaient les salons. Troubler les joies, contrarier les plaisirs, était la suprême jouissance de l’électeur. Lorsqu’il attendait une visite princière, il procédait à la toilette de ses tableaux : armé d’une énorme brosse, il les badigeonnait d’un épais vernis. Vernir ses peintures était un des passe-temps de cet étrange souverain ; il est heureux qu’il n’ait pas eu la manie de les restaurer.

Les affaires étaient nulles ; quel intérêt la politique électorale pouvait-elle avoir pour la France ? Si elle entretenait une mission à Cassel, ce n’était que par tradition, en souvenir du rôle que la Hesse, un instant liée à ses destinées, avait joué dans son histoire. Le poste, du reste, n’était pas recherché. Il n’avait passé qu’en deux mains depuis la restauration. M. de Cabre l’avait occupé plus de vingt années, oublié du département, et son successeur, le comte de Béarn, y eût acquis sans doute des droits à la retraite, si M. de La Valette plus soucieux du titre de ministre que de la fonction, ne l’avait pas sollicité pour en faire le marche-pied d’une brillante carrière.