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accommodée aux truffes et au vin de Champagne. Tous les desserts passaient dans les poches des convives ; c’était l’usage. On était censé emporter un souvenir de la fête pour les absens. En emportant nos dépouilles en 1870, on s’inspirait du même sentiment.

L’électeur s’était peu à peu habitué à moi ; il me savait gré de pouvoir m’aborder dans sa langue. Je m’appliquais d’ailleurs à lui faciliter la tâche ; lorsqu’il venait à moi, il avait un sujet de conversation tout trouvé ; je m’étais arrangé de façon à ce qu’il m’aperçût, soit la veille au théâtre, soit le matin à la promenade.

« Été au théâtre, me disait-il, ou bien, promené à cheval ! » — Il ne parlait jamais qu’en bégayant et qu’à la troisième personne, comme le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III.

Ce qui l’offusquait, c’était de me voir, au spectacle, suivre sur le texte, le livre à la main, les pièces classiques du répertoire ; il n’aimait pas qu’on cherchât à s’instruire ; « Lu au théâtre ! » bégayait-il, en faisant la moue.

Un jour, en passant devant ma maison, — j’habitais un rez-de-chaussée dans la rue Royale, — il aperçut une paire de bottines que mon domestique, par négligence, avait oubliées sur les rebords d’une fenêtre. Ce fut un événement qui faillit entraîner ma disgrâce. « Bottines aux fenêtres ! » — me dit-il le soir, d’un air mécontent, presque courroucé. On eût dit que sa capitale était déshonorée.

Le théâtre, parcimonieusement administré, ne valait ni celui de Dresde, ni ceux de Munich et de Stuttgart. L’orchestre, cependant, était dirigé par Spohr. Ce célèbre compositeur abusait de sa musique ; ses œuvres maîtresses, Faust et Jessonda, ne quittaient pas l’affiche. Sa taille était monumentale ; on eût dit un hippopotame jouant du violon, lorsque sur la scène il exécutait ses concertos. Souvent le spectacle était troublé par les débats de l’électeur et de sa femme, surtout lorsque, dans le feu de la controverse, ils échangeaient des coups d’éperon et d’éventail. L’électeur était sous le joug, mais il ne le supportait pas sans ruades.


IV

La capitale de la Hesse, bien que réveillée, par le caprice du souverain, d’un long et pesant sommeil, n’en restait pas moins dépourvue d’intérêt. On dînait, on patinait et on dansait, mais l’esprit n’y trouvait pas son compte. — « Ces occupations tumultuaires qu’on appelle divertissement, ces passe-temps dans lesquels on n’a en effet d’autre but que d’y laisser passer le temps, sans le sentir soi-même, » me jetaient dans des vues affligeantes. Cassel était comme une cité perdue au centre de l’Europe, en dehors de tout