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Intéressé plus directement encore dans la question, le pouvoir législatif lui-même ne semble pas prendre trop d’ombrage de ce contrôle judiciaire. La chambre fédérale n’a usé qu’à titre exceptionnel du droit régulier qu’elle possède de mettre les juges en accusation d’impeachment. A peine peut-on citer quatre ou cinq cas de ce genre, dont deux au moins s’expliquent par des raisons d’indignité personnelle, sans rapport avec la politique. Sauf à l’époque troublée de la guerre civile, on ne voit pas non plus que le congrès ait sérieusement tenté de porter atteinte à l’indépendance de la cour suprême, ou de restreindre sa juridiction. Et pourtant, d’après les termes exprès du texte constitutionnel, comme le remarque Van Buren, la juridiction d’appel de la cour reste « soumise à telles règles et exceptions qu’il plaira au congrès d’établir. »

Si vives que soient les défiances d’une assemblée démocratique envers tout ce qui peut limiter son omnipotence, on a entendu néanmoins des élus du suffrage populaire rendre hommage à la magistrature inamovible chargée de contrôler leurs actes, et se féliciter hautement de son intervention bienfaisante.

« Vous m’objectez, disait un représentant du congrès, qu’en adoptant le bill actuel, nous l’exposons à être infirmé par le pouvoir judiciaire des États-Unis, qui peut le déclarer contraire au pacte fondamental, par conséquent nul, et se refuser à en poursuivre l’exécution. Cette objection ne me trouble pas. Le contrôle des tribunaux ne m’inspire qu’orgueil et confiance ; il me rend plus libre pour traiter toutes les questions débattues ici. Je réfléchis en effet que si, par inadvertance, par manque de précision ou par quelque autre défaut, je votais de mauvaises lois, nous avons un pouvoir institué pour empêcher l’application des lois préjudiciables à nos commettans… Notre gouvernement se fait gloire de fournir le remède aux erreurs des assemblées législatives elles-mêmes[1]. »

Loin de prétendre que les décisions du grand nombre et de ses délégués, qu’elles soient justes ou non, demeurent toujours sacrées, la démocratie souveraine des États-Unis admet en théorie et en pratique les plus fortes restrictions à sa puissance. La simple majorité de cinq juges inamovibles, sur neuf dont se compose la cour suprême[2], arrête et annule, au nom de la justice, la volonté d’un

  1. Le recours prévu à l’autorité du pouvoir judiciaire a même fourni parfois au congrès une solution originale pour se tirer des difficultés du moment. Lorsque, à propos du Kansas Nebraska Bill, on s’aperçut que les Nordistes et les Sudistes interprétaient le bill d’une façon toute contraire, un représentant coupa court aux débats par ces mots : « C’est à nous de faire des lois ; c’est l’affaire des tribunaux de les interpréter. »
  2. Même au besoin une majorité de trois juges sur cinq seulement, cinq juges pouvant constituer le tribunal.