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conflit entre la constitution et la loi, et que la première doit primer l’autre, puisque les deux ne peuvent être à la fois obéies. Enfin, le plaignant est affranchi de l’obligation de se soumettre à la loi jugée inconstitutionnelle, sans que celle-ci, comme on l’a vu, soit abrogée ni effacée du livre des statuts de l’état où le procès a surgi. « De tels ménagemens concilient le respect que l’on doit aux assemblées avec la défense des droits privés contre l’usage illégitime de la puissance parlementaire[1]. »

Sous ces conditions compliquées, le contrôle de la loi par les tribunaux a pu subsister en Amérique, au grand avantage des citoyens dont il est la sauvegarde, et sans danger réel pour les autres pouvoirs. Craindra-t-on que la magistrature, profitant de ses prérogatives, ne se transforme en oligarchie dominatrice ? Le pouvoir judiciaire ne dispose d’aucune force matérielle, et la main de justice ne peut rien imposer manu militari sans l’assistance de l’exécutif. D’ailleurs, en cas d’abus, la chambre des représentans a la faculté d’intenter au juge une accusation d’impeachment, et de le traduire devant le sénat. Ce frein suffit, suivant Hamilton, à calmer toutes les défiances ; en même temps, la nécessité de réunir une majorité des deux tiers pour entraîner la condamnation assure également des garanties au magistrat incriminé.

Et pourtant la ligne frontière des deux domaines, judiciaire et législatif, est si difficile à tracer, que les heureux effets du système ne sauraient s’expliquer uniquement par des articles de constitution et des combinaisons gouvernementales. Il y faut joindre surtout de saines habitudes politiques, le sang-froid nécessaire pour ne pas s’effrayer des conflits inévitables dès que l’autorité est partagée, la tolérance réciproque des divers pouvoirs, et le sentiment très net que l’exercice d’un droit poussé à l’extrême est destructeur du droit même.

La haute magistrature américaine tint à honneur de ne pas dépasser les limites prescrites. A peine établie, elle respecta jusqu’au scrupule l’esprit des institutions, et donna ainsi un grand exemple. En 1793, de violentes discussions, attisées par les querelles de partis, éclatent en Amérique au sujet du traité de 1773 avec la France. Le président Washington adresse une requête à la cour suprême, et la prie de faire connaître son opinion, afin d’éclairer et de pacifier le pays. C’était pour elle l’occasion ou jamais de jouer un rôle purement politique, sans laisser de prétexte aux reproches d’usurpation. On la pressait de parler au nom de la paix publique menacée. Son arbitrage pouvait rendre le calme aux esprits, et lui valoir à elle-même un éclatant prestige. La cour suprême répondit

  1. Cooley, Constitutional limitations, p. 163.