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parcelle de la vie de sa femme : traîtresse aujourd’hui, la créature ne fut jamais fidèle ! En dépit des assurances d’un vieux serviteur, Malandran cherche et trouve sur le visage du cadet, du second, de l’aîné, des traits de ressemblance avec un ancien valet, avec un passant, avec cet ami même qui, par un témoignage sincère, s’efforce de calmer sa frénésie. Rarement, depuis Othello, la marche du venin dans une âme, — un véritable venin, celui-là ! — fut montrée avec plus de précision, tracée par de plus belles nuances. Le poète, en ce passage, s’est déclaré auteur dramatique : aussi nous a-t-il conquis.

Je voudrais avoir plus de loisir pour rendre justice aux vers de M. Maurice Bouchor : ils sont faciles, quoique honnêtement formés de mots qui ont un sens ; ils sont fluides sans être vagues ; ils ont la pureté racinienne ; ils ont une douceur angélique. Est-ce une raison, dans un drame, pour que « les caractères n’aient pas un relief assez vigoureux ? » L’auteur lui-même, avec une modestie aussi rare que les vertus de son style, nous avertit dans la préface que ce défaut doit compter parmi les principaux de son ouvrage. En effet, ses deux chevaliers rivaux, qui partent pour la Terre-Sainte, et leur belle et le père de leur belle, ne laissent voir que des sentimens d’une modération trop édifiante. Le moins bon des deux, cependant, le loup de cette bergerie moyen âge, a l’heureuse idée de trahir doublement sa foi : oubliant sa fiancée, laissant la croisade continuer sans lui, notre homme s’arrête quelque temps auprès de la nièce de l’empereur Alexis. Elle est assez curieuse, et plus saillante que le reste, la figure de cette Cléopâtre byzantine ; avec son Antoine chrétien, elle occupe le milieu de la composition, et ce couple attire notre intérêt. N’a-t-il pas tort, cependant, de rappeler une autre Cléopâtre, un autre Antoine ? .. Ah ! que ceux-là ressemblaient plus encore à une femme et à un homme ! .. Shakspeare, lui aussi, écrivait des vers, quitte à les mêler de prose, mais il créait des âmes toutes prêtes à l’action ; Shakspeare était poète, mais poète dramatique.

Et nous conclurons que ce temps-ci, en somme, n’est pas plus hostile qu’un autre à la comédie, au drame en vers, — mais qu’une bonne comédie, un bon drame en vers est rare, attendu que ni les poètes ni même les auteurs dramatiques ne sont des animaux vulgaires, et que, pour produire un poème dramatique, il faut qu’un individu réunisse les caractères de l’une et de l’autre espèce.


Louis GANDERAX.