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Ce n’est que pour un débordement lyrique d’amour ou de haine ou de colère longtemps contenue, que la succession des rythmes pareils a une puissance propre ; le flot poussant le flot, c’est la marée qui monte. Ainsi, dans Paul Forestier :


Eh bien ! tu peux te dire
Que tout n’est pas non plus mensonge en ce délire….
Qu’importent l’abandon, la honte et la douleur ?
Le lot de la maîtresse est encor le meilleur !


Dans ces crises, l’héroïne ou le héros est possédé d’une espèce d’enthousiasme, jeté hors de son caractère, exalté au-dessus de lui-même : on ne s’étonnerait pas qu’il fût inspiré. Aussi bien le spectateur s’associe à ce transport et partage cette ivresse ; il ne prend pas garde au mode d’expression extraordinaire dont elle fait usage. Mais de sang-froid, écoutant des personnages qui parlent de sang-froid, il est surpris que ces hommes en redingote, ces femmes en robe moderne emploient un autre langage que leur langage naturel. Il ne peut s’empêcher de remarquer l’hémistiche et la rime, et d’en guetter la répétition ; si heureux que soit le tour, il le considère comme un tour d’adresse. Même appropriées à la situation, il écoute les tirades comme des épîtres, les reparties comme des sentences, que ces gens-là s’appliquent à improviser. Il les regarde un peu comme s’ils jouaient la comédie chacun sur une corde raide, — tous occupés en même temps de poursuivre l’action et de bien tenir leur balancier : le moyen de prendre au sérieux ces acrobates ! Plus d’illusion, partant plus de joie… Homme en redingote, mon prochain, mon semblable, si tu veux que je m’intéresse à toi, mets pied à terre, parle en prose !

Voilà les poètes bien lotis, murmure quelque bonne âme : pour traiter des sujets antiques ou seulement déjà anciens, il leur faut un appareil de dons et de talens que n’avaient pas Corneille et Racine ! Les sujets contemporains leur sont défendus ! Quelle sera leur ressource ? — Comme il arrive aux bonnes âmes, qui aiment à s’apitoyer, celle-ci met tout au pire. Les poètes, nous l’avons dit, peuvent s’ébattre encore dans ce royaume infini où il n’est rien que d’éternel, celui de la fantaisie ; les poètes peuvent s’attacher, dans le monde réel et dans notre siècle, à certaines parties de l’humanité qui diffèrent de nous par les mœurs autant que par le costume ; et pourquoi enfin ne tenteraient-ils pas ce « grand œuvre, » assurés qu’un résultat même imparfait serait récompensé magnifiquement : la transmutation en drame des élémens qu’apporte l’histoire ?

Au fait, à qui s’enquiert de leur sort, les œuvres des poètes répondent mieux que nos théories. Nous venons d’indiquer trois genres : il n’est aucun des trois dont un exemplaire ne se soit produit récemment.