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vigueur à l’esprit pour la pénétrer toute et l’unir ; à l’érudition la plus délicate, il est nécessaire que l’auteur joigne l’imagination la plus puissante, et qu’il ait d’ailleurs le don et l’expérience du théâtre ! .. Ceux qui voient toutes ces difficultés de l’entreprise, à l’annonce d’un drame en vers, comment seraient-ils sans inquiétude ? Et comment, d’abord, n’auraient-ils pas le soupçon que l’auteur, plutôt que d’être original à si grands frais, sera quelque fâcheux copiste ? Mais qu’il ait tenté la fortune, et qu’il ait réussi à moitié, ils feront l’autre moitié de son succès en avertissant la foule par des transports d’allégresse : le grand art n’est pas mort ! Elle se précipitera, la foule, toujours prête à l’enthousiasme ; et ce flot de bonnes volontés entraînera les mondains, les bourgeois récalcitrans, qui bientôt se pâmeront aux alexandrins et seront fiers de s’y pâmer. Tenez ! la Comédie-Française reçoit le Mahomet de M. de Bornier : que M. de Bornier soit dieu ou demi-dieu seulement, nous acclamerons son prophète !

Pour la comédie, c’est une autre affaire. Ici, lettrés et demi-lettrés sont pleinement d’accord. Ils craignent unanimement une certaine espèce de comédie en vers. Un illettré, aussi bien, revenant de voir d’excellens comiques dans un ouvrage de ce genre, disait tout net : « C’est des farceurs, mais on s’ennuie ferme. » Or, on n’est pas toujours assuré d’avance que la pièce nouvelle n’appartient pas à cette catégorie redoutable ; on tremble un peu par précaution, et par plaisanterie on tremble plus fort. Mais cette catégorie, les poètes eux-mêmes, ou plutôt les poètes tout les premiers, la décrient, la maudissent. Oyez plutôt les imprécations de M. Bergerat contre cette comédie en vers qui « est peut-être de la comédie en vers, mais en vers comiques, non pas ! Il serait irrespectueux de dire que, malgré les rimes, elle reste en prose. Irrespectueux pour la prose… » Ce je ne sais quoi dont cette comédie est faite, M. Bergerat essaie de le définir ; il en donne cette formule : « Système de proportions alexandrines, entrecoupées d’un hoquet régulier d’abord et d’un bruit imitatif ensuite… » Voilà qui s’entend, quoique d’un style assez burlesque, et voilà même qui est raisonnable. Enfin, par mépris, M. Bergerat lui prodigue les sobriquets, à ce déplorable simili-vers : de l’époque où il a pullulé, il l’appelle vers « Second Empire ; » pour la bassesse de son esprit, « vers pipelet ; » il l’appelle encore « vers en habit noir… »

Hé ! mais, j’y pense : il est bon là, M. Bergerat ! Quand le malheureux vers est condamné, en effet, à manifester les sentimens habituels de personnages en habit noir, peut-il être alors autre chose que « le vers sans tain, transparent, incolore, laissant Voir la prose de la vie ? » A des notaires vêtus comme le vôtre, à des ingénieurs, à des agens de change, à des hommes de cheval que vous croyez reconnaître, l’auteur peut-il prêter cette verve poétique, cette magnificence d’images, ces fanfares de mots que réclame le truculent apôtre