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LE FOU DE FIRLEIOUWKA.

— Je croyais que vous viviez seul ?

— Seul ?…

Serbratowitsch me regarda un instant, comme s’il venait de commettre une méprise.

— C’est vrai, continua-t-il, j’ai perdu ma femme beaucoup trop tôt, mais j’ai fini par triompher de la douleur. La douleur nous rend forts. Je n’ai maintenant que mon fils, mon Ermogène, mais je n’ai besoin de rien de plus. Voilà son portrait.

— Un très beau garçon.

— Et un bon enfant. Combien il m’aime ! Souvent je me demande comment j’ai pu mériter tant d’affection. Mais moi aussi je l’aime. Il est tout pour moi. Voyez, quand je suis assis devant mes livres, devant mes manuscrits ou devant le microscope, il est toujours là, près de moi, à la petite table ; il écrit ou est absorbé par quelque ouvrage qu’il a sorti de cette armoire-ci, il monte gaîment son cheval à bascules ou va boucler sa cuirasse, coiffe un casque de chevalier et brandit une épée ; ou bien encore il se met à jouer une pièce au petit théâtre que voilà, mais tout cela sans bruit, avec une douce sérénité. Quand il est assis, il ne bouge plus ; quand il marche dans la chambre, on entend à peine ses pas ; il s’approche de moi, met son bras sur mon épaule, et pas une feuille de papier n’est froissée, pas une chaise n’est dérangée. Son âme est la mieux douée que je connaisse, car il est animé de la pitié et de l’amour pur de la vérité. Mais il ne faut pas croire que ce soit un enfant prodige ; oh ! non, grâce à Dieu, c’est un garçon sain, robuste, qui, allègre, et qui rit de très bon cœur. Je monte à cheval avec lui, et il m’accompagne à la chasse aussi souvent que possible. Il a son petit jardin où il travaille. En hiver, je suis assis avec lui près de la cheminée, je lui raconte des histoires et je m’efforce par mes narrations, qu’il aime tant à entendre, d’éveiller en lui le sentiment du beau et du bon, sans qu’il s’aperçoive de mon intention. Oh ! vous l’aimerez. Tout le monde est forcé de l’aimer.

Un frôlement de portière l’interrompit. Le vieux Kajetan venait nous annoncer que le souper nous attendait. Nous passâmes dans le petite salle à manger ; je m’assis en face de mon hôte, et m’aperçus qu’il y avait un troisième couvert.

— As-tu prévenu ton jeune maître que nous allions souper ? demanda Serbratowitsch.

— Oui, monsieur, répondit Kajetan ; il viendra tout à l’heure.

Serbratowitsch se couvrit la figure de ses mains. Je regardais du côté de la porte, mais personne ne venait. Serbratowitsch se dressa debout en soupirant, et appela :

— Es-tu là ?