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M. Serbratowitsch était un personnage très intéressant, mais bien différent de la femme et de l’enfant qui lui souriaient tendrement de leur cadre. Sa taille, sans être très élevée, était courbée prématurément, et le givre de la vieillesse paraissait s’être étendu, avant le temps, sur son abondante chevelure. Son visage, nettement découpé et bien accentué, avait une légère teinte jaune et était sillonné de rides. Sa physionomie, douce et sympathique, était empreinte de tristesse et de résignation. Ses yeux sombres, enfoncés dans l’orbite, flambaient encore parfois dans un accès subit de passion, ou brillaient plus vivement quand son cœur s’abandonnait à la bonté et à la compassion. Son front, noblement conformé, indiquait une conception continuelle de pensées élevées et de fantaisies sublimes.

Serbratowitsch ne portait que la moustache, dont les pointes pendaient mélancoliquement de chaque côté de sa bouche expressive. Ses mains fines cherchaient sans cesse une occupation, soit sa plume ou un petit morceau de papier, soit les boutons du fauteuil, que ses mains semblaient compter.

— Comment avez-vous pu vous aventurer dehors par un pareil temps ? car l’orage menaçait déjà depuis ce matin. C’est le plus terrible que j’aie vu depuis que je suis ici, et il y a longtemps que j’habite cette maison. Mais, Dieu soit loué ! nous n’avons plus rien à craindre, et nous aurons demain une très belle journée.

Tout en parlant, il regardait dehors, par la fenêtre ouverte. Le tonnerre s’en allait, mourant, dans le lointain. Il ne pleuvait presque plus, et un délicieux parfum de fraîcheur se répandait dans la chambre. Les étoiles commençaient à briller dans les ténèbres naissantes.

— Je vous suis vraiment fort obligé, lui répondis-je ; dans notre situation, Firleiouwka était pour nous ce qu’est un port au moment d’une tempête en mer.

— Il n’y a pas de quoi, mais vous n’auriez pas trouvé d’autre abri. La contrée n’est pas très peuplée, et ce n’est que rarement qu’un étranger s’égare jusque chez nous. On vit ici comme dans le désert.

— Est-ce que vous ne vous sentez pas quelquefois très abandonné dans cette solitude ? demandai-je.

— Pas du tout, répondit-il. Mon avis est que l’homme n’a besoin de la société de ses semblables que lorsque son cœur est vide, qu’il ne peut se suffire, et qu’il manque d’idées personnelles. En ce cas, il cherche les moyens de s’étourdir. Mais celui qui peut se suffire à lui-même, s’il trouve quelqu’un à aimer, il lui semble que le paradis vient de s’ouvrir pour lui et qu’il tient le bonheur depuis qu’il n’est plus seul.