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trouvâmes engagés entre deux murs de feuillages. De chaque côté s’alignaient des chênes, des hêtres, des bouleaux gigantesques, dont les longues branches se rejoignaient et formaient comme un toit tout le long de la route. Cette sombre masse de verdure, fouettée par l’orage, mugissait comme une mer en fureur au-dessus de nos têtes.

Le vent était maintenant un ouragan. Des colonnes de poussière et de feuilles sèches se dressaient vers le ciel, comme pour empêcher cette voûte sombre et vacillante, déchirée et sillonnée d’éclairs fulgurans, de s’effondrer et d’envelopper la terre dans un torrent de feu. Le tonnerre grondait sans cesse. De grosses gouttes d’eau commençaient à se détacher des brumes pesantes. Je me demandais si les anges n’allaient pas descendre, avec de grands battemens d’ailes, en sonnant de la trompette, pour annoncer aux hommes que le grand jour du jugement était arrivé.

À peine avais-je eu le temps de baisser la capote et d’étendre le tablier, qu’une pluie torrentielle s’abattit sur nous. Déjà des ruisseaux bouillonnans, et sans cesse grossissans, menaçaient de devenir des fleuves sauvages et furibonds qui allaient noyer les semences et déraciner les arbres.

Ma voiture n’avançait plus que difficilement ; l’eau trouble dépassait presque les roues. Nous nagions plutôt que nous ne roulions en voiture. Autour de nous alternaient l’épaisseur des ténèbres, les illuminations des éclairs, les mugissemens de la tempête et le fracas de la foudre.

Tout à coup, un serpent de feu s’abattit devant nous, et, en même temps, un coup terrible fit trembler la terre. Durant plusieurs secondes, nous restâmes complètement aveuglés. Les chevaux s’étaient arrêtés d’eux-mêmes ; quand mon juif voulut les pousser en avant, ils ne bougèrent plus. Alors nous reconnûmes qu’un énorme bouleau, fondu par le dernier coup de foudre, était tombé en travers de la route. Tout à côté, le feuillage avait pris feu, me rappelant le buisson ardent de Moïse.

— Il n’y a rien à faire, dit Pinkas Glanzmann, qui faillit se livrer au désespoir ; essayons d’aller jusqu’à Firleiouwka, il n’y a pas d’autre ressource.

Il tourna bride et s’engagea à gauche, dans un chemin étroit que l’averse avait transformé en un torrent écumant. Bientôt nous arrivâmes à un pont qui traversait le fleuve. Mais là encore les chevaux s’arrêtèrent, résistant à tous les efforts pour les faire avancer. Le pauvre juif poussa un gros soupir, descendit de son siège, tes prit par les brides, et, dans l’eau jusqu’aux genoux, les força à traverser le pont et à regagner la grande route de l’autre côté.