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LE FOU DE FIRLEIOUWKA.

tristes, inanimées. La chaleur était étouffante. On n’entendait pas un bruit, pas un chant d’oiseau. Il manquait subitement à toute la nature cette haleine fraîche et vivifiante des beaux jours d’été, qui fait onduler et murmurer les plaines verdoyantes et les champs mûrissans. La vaste étendue semblait submergée dans le silence et dans l’attente de quelque chose d’inconnu, de mystérieux.

Caché derrière un voile dense, presque opaque, le soleil n’envoyait que rarement quelques regards ardens et furtifs sur le paysage haletant. Les prairies et les champs s’épanouissaient alors comme une braise pour reprendre la même teinte étrange, métallique, plombée, aussitôt que le puissant astre du jour avait, de nouveau, dissimulé ses rayons.

Dans cet océan de blé, étendu à perte de vue, on voyait émerger, comme d’une inondation, des fermes isolées, avec leurs toits de tuiles rouges, les coupoles rondes des églises grecques, les cabanes couvertes en chaume, des petits villages avec des puits disséminés çà et là. Sur le sommet d’une colline, un moulin à vent étendait ses sombres ailes. Dans les pâturages allaient et venaient péniblement des troupeaux d’agneaux. Des chevaux, les pieds de devant accouplés, broutaient lentement l’herbe succulente. Des poulains essayaient de folâtrer, faisant faiblement tinter leurs sonnettes de bronze.

Devant nous s’assombrissait la forêt d’où se précipitait un fleuve en une masse échevelée et furieuse, que les rares rayons du soleil pailletaient d’une profusion d’étincelles diamantées.

La nuit tombait. Des éclairs sillonnaient l’horizon d’un bleu d’indigo, et allumaient les nuages, par intervalles, d’une lueur rouge rapide.

Tout à coup, on entendit le premier grondement du tonnerre, pareil au bruit sourd du canon d’une bataille engagée dans le lointain. En même temps, on sentait les masses d’air lourdes, paresseuses se mettre en mouvement ; les feuilles commençaient à s’agiter doucement, les herbes et les épis à se redresser. Les coups de tonnerre et les rafales de vent se succédaient de plus en plus rapprochés et violens. La forêt, jusqu’alors immobile en une masse noire, enchevêtrée, impénétrable, se mit à onduler comme un champ de blé. Les arbres s’inclinaient, craquaient, s’entre-choquaient avec un bruit de tempête, celui des flots se brisant sur les rochers.

Le cocher pressait de plus en plus ses chevaux. La légère voiture cahotait, s’enfonçant ici dans un trou, là dans une flaque d’eau, et bondissait, comme une balle, par-dessus les pierres et les racines. Nous avancions au hasard, comme des aveugles. Tout à coup, une ouverture se fit, comme pour nous engloutir, et nous nous