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LE

FOU DE FIRLEIOUWKA



La tête de mon cocher juif branlait déjà depuis quelque temps, comme s’il était assis, absorbé dans des jouissances sacrées, devant le livre des livres, ou devant le trésor d’or du Talmud. Mais tout à coup il arrêta ses petits chevaux émaciés, et montra, du manche de son long fouet, le ciel qui s’était de plus en plus assombri devant nous.

En effet, le ciel était menaçant.

— Si nous ne laissons pas passer l’orage, il nous surprendra bientôt en route, me dit Pinkas Glanzmann. Vous pourriez vous arrêter au cabaret de Dubine. Réfléchissez que nous ne rencontrerons pas un toit jusqu’à Wrycin, chez monsieur votre oncle.

— Non, non, lui répondis-je, va toujours.

Depuis des années, j’étais éloigné de mon pays natal, et l’on m’y attendait ce soir-là.

Le cocher haussa les épaules et se remit en marche. Devant nous, c’était comme le sombre rideau d’un théâtre avant le commencement de la représentation. De grands nuages, qui semblaient sortir d’un abîme, roulaient à l’horizon. On eût dit que la croûte de la terre venait de se fendre pour vomir la fumée d’un immense volcan.

L’air, qui d’ordinaire passe frais et léger, en caressant les sommets des arbres et les épis dorés, était devenu, tout d’un coup, d’une lourdeur accablante. Il écrasait tout de son poids. Les feuilles des arbres et jusqu’à l’herbe des champs se penchaient vers la terre,