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vue d’un homme au sommet de l’état leur rappelle les institutions monarchiques. L’annihiler ne leur suffit pas : ils veulent le détruire.

A qui confieront-ils ses fonctions ? Tout doit dériver de l’assemblée qui est dépositaire de la volonté du peuple. Est-ce aux ministres choisis par elle qu’ils remettront l’exercice de cette charge ? Non, les ministres rappellent, eux aussi, les institutions monarchiques. Des comités permanens exerceront les fonctions ministérielles. Les présidens de comités formeront entre eux une sorte de commission supérieure, souvent renouvelée, qui sera chargée de l’exécutif.

Délivrée d’une chambre haute, du président et des ministres, l’assemblée sera-t-elle enfin satisfaite de sa toute-puissance ? Dans l’ordre politique, elle sera sans rivale, mais elle obéit au peuple : il est jaloux de tout ce qui n’est pas sorti de lui ; pour lui complaire, elle recommencera les fautes de la constituante. Elle s’en prendra à la justice : tenant l’indépendance du magistrat pour un outrage au peuple, elle soutiendra que le juge doit être élu. Depuis le jour où les parlemens ont été si imprudemment détruits sans que rien n’ait été édifié à leur place, combien d’organisations judiciaires la France a-t-elle connues ? Magistrats choisis par le peuple, nommés par le pouvoir, institués par l’empereur, tous les systèmes ont été essayés tour à tour, sans qu’aucun fût à l’abri des épurations révolutionnaires ou impériales, caprices naturels du pouvoir absolu. Définitivement confirmée dans les premières années de la restauration, l’inamovibilité judiciaire, discutée, mais non détruite, à chaque secousse politique, atteinte en la personne de quatre magistrats en 1851, n’avait pas été ébranlée. Le premier acte du radicalisme fut d’exiger une épuration, et, sous prétexte d’une réorganisation, six cents magistrats furent sacrifiés aux passions politiques[1]. Un corps n’est jamais en vain décapité ; en perdant ses membres les plus honorés, son indépendance s’abaisse, ses mœurs déclinent. Vienne un nouvel effort du parti radical, et il n’aura plus pour le défendre une tradition de deux tiers de siècle. Il y avait deux moyens de briser l’indépendance des juges : les livrer au suffrage populaire ou les épurer pour les asservir. Le plan s’exécute peu à peu, au nom de la souveraineté du peuple.

De tous les aveuglemens des radicaux, c’est le plus fertile en désordres. « L’indépendance du pouvoir judiciaire est plus nécessaire en une république qu’en une monarchie. Une république sans un pouvoir judiciaire capable de mettre un frein aux empiètemens, de protéger les libertés publiques et de donner force au

  1. Voir la Revue du 15 mars 1884, la Magistrature et la Démocratie.