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supérieurs qui entraînent les destinées d’un peuple. La nation veut son unité, la tradition l’impose. Est-il indifférent que, pour la constituer, Dieu ait donné à la France un Louis XI ou un Henri IV ? Le but est le même ; langage, moyens, parole et politique, tout diffère. Plus on pénètre les secrets des événemens et plus paraît décisive l’action personnelle des hommes. Je ne parle pas seulement des rois, des généraux victorieux et des grands ministres. Pour eux, le fait est trop certain, et le nier serait un paradoxe. Je veux parler de Mounier et de la révolution dauphinoise en 1788. Il est certain qu’au lendemain de la « journée des Toiles, » il y avait en germe des colères, des haines entre les classes, une irritation légitime contre la cour ; faites naître à Grenoble tel juriste à l’esprit envieux, mettez-le dans le corps de ville, l’appel aux communautés respirera la haine ; l’assemblée de la province portera dans ses arrêtés le reflet des passions qui divisent et qui bouleversent l’état. Grâce à Mounier, il n’est pas une ardeur qui ne soit généreuse, pas une page tombée de sa plume qui ne fasse appel à des sentimens élevés. Trop souvent, en des temps de troubles, l’audace fait la gloire. Là, ce fut la sagesse. Ses écrits ont passé dans toutes les mains. Pourquoi les Français n’en ont-ils pas gardé et pratiqué les enseignemens ? Entre les lignes apparaît un tel enthousiasme, une confiance si éclairée dans le succès, l’auteur montrait si bien les principes du gouvernement pondéré, le rôle du roi investi du pouvoir exécutif, l’action modératrice des deux chambres exerçant le pouvoir législatif, et ces progrès marquant en quelque sorte le réveil de nos institutions nationales, que, malgré nos douleurs et nos déceptions, on se sent entraîné par la lecture de ces exhortations d’une âme pure et d’un vrai patriote.

Mounier a fait à son image l’assemblée de Vizille. L’un et l’autre ont contribué à donner à leur temps son caractère. En lui, se résume toute l’inspiration de 1788. C’est qu’au fond Mounier est le modèle le plus accompli de ce bourgeois libéral qui voulait le contrôle, tout en étant très attaché au roi. Comme Masselin en 1484, comme Bodin en 1576, comme Etienne Bernard en 1588, comme Savaron en 1614, Mounier personnifie toutes les aspirations du tiers-état, mais, à la différence de ses devanciers, il n’est animé d’aucune des ardeurs jalouses qui ont aigri le tiers. En lui fermentent toutes les passions qui ennoblissent L’âme, sans aucune de celles qui la rétrécissent ou la corrompent. Mounier veut le bien et ne hait personne. Il est réellement en cela l’homme de 1789, et deux ans plus tard, il aura disparu de la scène : il ne sera plus à sa place dans un monde nouveau fait de colères inassouvies, voulant à tout prix renverser, alors que rien ne mettait plus obstacle à la marche de la révolution.