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Cette œuvre n’est point celle d’un historien. Chaque personnage reste un type moral. Chaque histoire est un thème de philosophie ou d’érudition. Le résumé moral est donné par Pétrarque, qui paraît aussi enfin dans cette étrange procession, « le visage modeste, les tempes ceintes de laurier vert, vêtu de drap rouge, digne de tout honneur et de toute gloire. » Pétrarque est en effet présent dans ces livres singuliers d’imagination, de morale et de science mêlées. Les pensées de Boccace, sinon ses mœurs, sont pliées vers un idéal pur et haut. La conversion de son esprit a précédé celle de sa vie. L’amitié de Pétrarque l’anime de plus en plus pour le labeur d’érudit, la patiente découverte de l’antiquité classique, la recherche, la copie des manuscrits. Il n’est guère une lettre entre les deux amis où il ne soit question de livres. Ce sont des échanges incessans.

L’enthousiasme pour son nouveau maître n’avait pas fait oublier à Boccace le maître de son enfance, son premier guide dans le sentier des muses. Il voyait avec regret que Pétrarque, par une négligence ou un dédain dont il s’est mal justifié, n’avait point lu la Divine Comédie. Boccace, brave comme toujours en amitié, ne supporta pas la petitesse qu’il devinait dans l’âme de son ami. En 1359, il lui envoya un manuscrit de l’épopée divine, accompagné d’un poème latin à l’honneur de Dante, « poète et théologien. » La postérité doit lui savoir gré d’avoir nettoyé l’âme de Pétrarque des hésitations mesquines de l’égoïsme. Pétrarque se sentit blessé du reproche qu’il devinait sous les paroles laudatives de Boccace, et, tout en voulant se défendre, fit des aveux sincères. Il reconnaît qu’il n’a point lu la Divine Comédie, et en allègue une raison qui n’est pas forte : dans sa jeunesse, alors qu’il rêvait d’acquérir la gloire par des vers écrits en langue vulgaire, il désirait par-dessus tout être lui-même et ne passer pour l’imitateur de personne ; il évita donc de lire un auteur dont il craignait la souveraine influence. Ayant renoncé à la langue italienne, il lui devient plus aisé de rendre hommage à Dante, et il le fait avec quelques réserves, mais en termes chaleureux.

Quoiqu’il excusât Dante d’avoir écrit en italien, Boccace ne pensa pas qu’on dût suivre son exemple. Le seul effort de l’art et de la poésie devait être la résurrection de l’antiquité. Cet effort fut celui de la renaissance, et Boccace le prépara mieux qu’aucun autre par ses grands travaux d’érudition. Il y montre un esprit singulièrement critique, malgré ce culte pour les auteurs, qui lui fait dire : « Je crois aux auteurs plus qu’à mes propres yeux. » Dans son curieux Traité de géographie antique, il ne manque pas d’appeler en témoignage les navigateurs de son temps. Il parle de leurs