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qu’il était, plus qu’aucun de ses contemporains, passionné et changeant, et on doit l’accuser tout au plus de contradiction.

Les poèmes latins de Boccace sont écrits dans une langue rude et assez peu correcte, avec de fréquentes erreurs de prosodie. Dans les momens mêmes où l’énergie de la pensée et le sentiment du rythme latin leur donne une certaine beauté, on sent ce qu’il y avait d’artificiel dans cet effort pour ressusciter une langue morte. L’erreur où tombèrent ainsi les plus grands esprits du XIVe siècle était pourtant bien plus naturelle qu’on ne croit. La langue latine était l’idiome universel des lettres, des sciences, de l’église et des affaires. Boccace et Pétrarque lui durent de répandre sur toute l’Europe leur renommée et le trésor de leur érudition. En France, au XVe siècle, il fallut d’abord traduire le Décaméron en latin, pour pouvoir ensuite le faire passer en français.

Les écrits latins de Boccace en prose témoignent d’une belle érudition. Ce sont encore, comme le Décaméron, des œuvres d’imagination, et leur dessein est de divertir et de donner à penser, par le récit de belles histoires et d’aventures singulières. Seulement le public qu’il recherche est bien différent, et il s’adresse à tous les bons esprits de l’Europe lettrée. Il est remarquable pourtant qu’il ne perd pas de vue tout à fait la cour de Naples. Le livre des Dames illustres est dédié à une proche parente de l’Acciaiuoli, et la reine Jeanne y est louée avec un excès qui surprend lorsqu’on vient de lire les églogues satiriques. Les mêmes personnes qui avaient ri des farces grasses du Décaméron ne craignaient pas qu’on leur fît un peu de morale sous une forme encore romanesque et divertissante.

En rompant avec le parler vulgaire, Boccace avait rompu avec les sujets contemporains, et le moyen âge tient très peu de place dans le livre des Dames illustres. Il semble que l’histoire des hommes eût perdu toute beauté depuis la chute de l’empire romain. Si les hommes du moyen âge reparaissent dans les Malheurs des hommes illustres, c’est que le dessein de ce livre est plus vaste. C’est en quelque sorte l’histoire de la Fortune que Boccace a prétendu écrire, et, recueillant par tous les siècles les malheurs éclatans et les plus retentissans coups du sort, il a parcouru toutes les générations humaines, « non pas même par bonds, dit-il, mais au vol. » C’est une vision ou un songe, forme de composition bien familière au moyen âge, sorte de drame où l’auteur lui-même a un rôle. Tous les grands hommes défilent dans sa modeste chambre de Certaldo, depuis Adam et Eve jusqu’à Charles d’Anjou. Le poète demande à chaque passant son histoire, l’écoute et en raisonne avec lui, le blâmant ou l’approuvant, le raillant même à l’occasion.